Sylvanès, foisonnant et fragile… comme la vie !

Au printemps 1991, André Gouzes publiait chez Desclée de Brouwer le récit de sa rencontre avec l’abbaye de Sylvanès qu’il venait de sortir de l’oubli. Un ouvrage qui allait contribuer à la notoriété du créateur de musique liturgique et de son lieu d’ancrage. Vingt ans plus tard, c’est le directeur de l’abbaye, directeur artistique du festival de musique sacrée – musiques du monde, Michel Wolkowitsky qui, à son tour, livre chez le même éditeur le récit d’une aventure personnelle étroitement liée au renouveau de l’abbaye cistercienne aujourd’hui inscrite parmi les «grands sites» culturels de la région Midi-Pyrénées. Occasion pour France Catholique de revenir à son tour sur l’histoire d’un lieu singulier avec lequel notre magazine a longtemps entretenu des liens privilégiés. (1)

Les enfants aiment qu’on leur raconte des histoires. Ils peuvent écouter sans se lasser, le même récit, repris dix fois, vingt fois, et dont ils connaissent non seulement l’épilogue mais le moindre détail, chacun des rebondissements. A une condition : que précisément le narrateur ne change aucun mot, aucune intonation, au risque de rompre le charme. S’agissant de Sylvanès, nous sommes tous demeurés des enfants. Nous ne nous lassons pas de cette histoire, cent fois entendue, d’un jeune frère dominicain, originaire du sud-Aveyron, musicien et poète, artiste insaisissable, un peu «fol en Dieu», redonnant vie à une abbaye cistercienne, terrée au fond d’une étroite vallée du Rouergue méridional, depuis longtemps laissée à l’abandon.

Le début de l’aventure remonte aux années 1975. A l’époque, le lieu n’était guère connu que des chasseurs et des chercheurs de champignons, voire de quelques spécialistes de l’art cistercien heureux de découvrir que l’abbatiale était toujours debout, même rongée par l’humidité. Trente-cinq ans plus tard, la notoriété de Sylvanès a franchi les frontières de l’hexagone. Sans doute le coup de génie d’André Gouzes a-t-il été d’associer l’image hautement symbolique d’une abbaye et son nom sylvestre, à une œuvre musicale naissante, qui allait marquer fortement le renouveau liturgique de la période post-conciliaire. Aujourd’hui la Liturgie chorale du peuple de Dieu est traduite et chantée en quatorze langues, à travers le monde. Les moines et moniales des fraternités monastiques de Jérusalem en font leur «ordinaire», largement relayé par les caméras de KTO qui retransmettent les offices de l’église Saint-Gervais, à Paris. Et bien des fidèles, dans leur paroisse ou leurs communautés, chantent aujourd’hui du Gouzes comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : sans le savoir.

A Sylvanès, l’abbaye a été restaurée en un temps record : moins de quinze ans. D’ici à 2013, les vitraux du frère Kim En Joong viendront apporter la touche finale aux travaux de réhabilitation de l’église abbatiale. Mais déjà l’abbaye elle-même n’est plus le site unique de Sylvanès. A quelques kilomètres de là, perchée au milieu des bois, une église de l’Unité, construite en rondins au cœur de la forêt Russe et transportée à Sylvanès sur plus de 5 000 km, dresse dans le ciel aveyronnais ses coupoles couvertes de bardeaux et ses croix orthodoxes. Deux cent mètres en contre-bas, les granges de Pessales, où André Gouzes s’était «replié» vers la fin de la décennie 1980 pour laisser l’abbaye à l’équipe de salariés qui se mettait en place, se sont au fil des ans transformées en un prieuré, abritant une bibliothèque riche de quelques 20 000 volumes, et désormais un musée consacré à l’oeuvre sculptée de l’artiste polonais Auguste Zamoyski, léguée par sa veuve à l’association des Amis de l’abbaye de Sylvanès. Une œuvre admirable marquée, sur la fin de sa vie, par une forte spiritualité. Suffiraient à en témoigner deux statues de bronze représentant l’une Saint-Jean baptiste, l’autre le cardinal polonais Sapiera, grand-oncle de l’artiste, dans une attitude de prière qui fait immanquablement penser au pape Jean-Paul II.

L’an dernier, la réédition, chez DDB, de Sylvanès, histoire d’une passion, avait permis à André Gouzes, de raconter, en de nouveaux chapitres : la genèse de ce musée Zamoyski,  désormais ouvert au public, ainsi que l’histoire, incroyable dans ses rebondissements, de cette église orthodoxe dont il avait eu l’intuition, cinq ans avant qu’elle ne voit le jour. La première édition du livre, en 1991, se terminait, en effet, sur cette «vision» : «Je rêve d’un jour où Sylvanès étant définitivement assurée dans son avenir, laissant ma maison des Granges à une petite communauté religieuse, je pourrais monter plus haut dans la montagne. Il y a là, parmi les chênes et les buis, un léger promontoire de terre d’où la vue s’étend à l’infini, par-dessus ravines et forêts. J’y bâtirais une petite chapelle de rondins, ouvrant sur la vallée. J’y accueillerais l’homme qui passe. Et là, comme aux plus beaux jours de mes onze ans où la beauté du monde embuait mes yeux d’enfants, je regarderais le ciel en face, pour une éternité de louange.»

La petite chapelle de rondins est devenue une superbe église où la nef centrale est flanquée de deux chapelles : l’une à l’Est de style oriental enrichie d’une iconostase venant de l’église des pères jésuites de Meudon, l’autre, à l’Ouest, de style latin, abritant un magnifique Christ flamant en bois peint du XVIè siècle. Une église de style orthodoxe, unique en son genre, véritable synthèse entre la grande tradition des églises russes du XVIIè siècle et l’innovation contemporaine, dont ses bâtisseurs russes ont voulu faire une «passerelle» riche de symbole, entre Eglises d’Orient et d’Occident. Ces deux poumons chers au cœur de Karol Wojtyla.

Ce patrimoine, réalisé en trois décennies, est désormais au service du projet de l’abbaye, marqué depuis l’origine, par une double finalité cultuelle et culturelle. Ce n’est pas un hasard si les «temps forts» de Sylvanès sont d’un côté les grandes fêtes religieuses au premier rang desquelles le Triduum pascal, et de l’autre le Festival international de musique sacrée – musiques du monde qui cet été, pour sa 34è édition, a offert au public une trentaine de concerts allant de la Messe solennelle de Berlioz, du Messie de Haëndel et du Stabat Mater de Dvorak, à des récitals de Jordi Savall, Richard Galliano ou du Golden Gate Quartet.

Autant dire que la «mécanique» capable de produire une activité étalée sur dix mois de l’année, avec un statut de centre culturel agréé par le Conseil général de l’Aveyron, ne repose plus, et depuis longtemps, sur les épaules d’un seul homme, André Gouzes, si talenteux soit-il. Et c’est bien là qu’il faut parler de Michel Wolkowitsky dont le livre : Sylvanès, l’aventure d’une vie, est sorti en librairie le 25 août. A la fois directeur artistique du festival, directeur de l’abbaye et maire de Sylvanès, il est un compagnon de route de la première heure d’André Gouzes. Lorsqu’en 1975, le jeune frère dominicain décide de s’installer, de manière alors envisagée comme provisoire, dans les murs délabrés de l’ancienne abbaye, Michel fait partie de l’équipe de jeunes qui, au couvent des dominicains de Toulouse, chantent la liturgie du «frère André», alors baptisée liturgie tolosane des frères prêcheurs dont la Messe de Rangueil reste sans conteste l’œuvre la plus populaire. Il ne quittera plus le «grand frère», devenu l’ami, le confident.

Dans cet ouvrage, qui est pour partie le «récit d’une vie» marqué par la découverte passionnée du chant et de la musique comme par le lourd héritage d’une enfance de fils d’immigré… Michel Wolkowitsky revient longuement sur l’aventure de Sylvanès dont il conserve fidèlement la mémoire, et sur le développement de ses activités, au premier rang desquelles le festival, dont il fut et reste l’artisan. La lecture croisée des deux livres, volontairement complémentaires, donne le recul nécessaire pour comprendre l’enchainement des circonstances qui ont conduit Sylvanès à ce stade de rayonnement et de développement qui rend possible, chaque année, l’accueil de quelques 100 000 visiteurs. Elle permet également de discerner deux tournants majeurs, dans l’histoire de l’abbaye… dont le second se «négocie» aujourd’hui sous nos yeux.

Le premier «virage» correspond, indiscutablement, au début de la décennie 1990. Les travaux de restauration de l’abbaye sont alors terminés ainsi que l’aménagement de la partie hôtelière. La fréquentation du lieu a suivi le développement des activités rendu possible par l’augmentation de la capacité d’accueil. C’est à cette époque que l’association gestionnaire peut enfin nommer et salarier Michel Wolkowitsky comme directeur de l’abbaye. A cette époque également que les deux activités «commerciales» que sont l’hôtellerie et la restauration d’une part, l’édition de la musique d’André Gouzes d’autre part, deviennent autonomes au sein de deux structures placées sous la houlette respective de Nicole Wolkowitsky et de Jean-François Capony. C’est là le grand virage de la professionnalisation dont Michel Wolkowitsky reconnait, dans son livre, qu’il eût été impossible si, pendant quinze ans, des centaines de bénévoles ne s’étaient succédés avec générosité, pour mettre Sylvanès sur les rails. Sans ce passage à la rigueur, devenu nécessaire, l’aventure aurait sans doute tourné court.

Vingt ans plus tard, le virage qui se dessine est d’une autre nature. Il tient à la spécificité même du lieu, à sa double finalité culturelle et spirituelle. Sans le charisme propre d’André Gouzes et la richesse liturgique de l’abbaye, Sylvanès n’aurait sans doute jamais vu le jour. Mais sans les financements publics octroyés à l’abbaye comme centre culturel départemental, jamais Sylvanès n’aurait disposé de l’infrastructure nécessaire au déploiement de son activité proprement spirituelle et à l’accueil des fidèles lors des grandes fêtes religieuses. Pour s’en tenir à ce simple aspect des choses : où logeraient-ils, si l’activité culturelle de l’abbaye n’avait justifié le développement d’une économie hôtellière dans un rayon de trente kilomètres ? On ne fait pas vivre un tel lieu, en l’absence de toute communauté religieuse ou monastique, avec le seul revenu des quêtes dominicales ou de quelques honoraires de messes.

Or nul ne peut dire si demain, au terme de la réorganisation des collectivités territoriales, voulue par le gouvernement, les départements seront toujours en capacité de financer une politique culturelle propre. Sylvanès doit donc être à même «d’adapter la voilure» pour pérenniser son activité tout en maintenant une douzaine d’emplois salariés. C’est là la fragilité des entreprises culturelles, notamment en monde rural. Le second défi est lié à la pérennité même de l’œuvre liturgique d’André Gouzes. Elle représente aujourd’hui un corpus sans équivalent dans la création contemporaine, riche de milliers de pages de musique. Mais comment garantir pour l’avenir une justesse d’interprétation de l’œuvre ? Le frère André Gouzes rêve d’une école de chantres capable de former, pour les communautés chrétiennes, des professionnels de haut niveau du chant liturgique. Mais il y faudrait des moyens financiers… Le dernier défi, comme ailleurs dans l’Eglise, est celui du relais des générations. Les générations JMJ se reconnaîtront-elles, demain, dans ce projet ambitieux de création, de louange, d’ouverture, de dialogue et de rencontre ?

Trente-cinq ans après le «réveil de la belle endormie», Sylvanès affiche une belle réussite que bien des centres culturels et spirituels pourraient lui envier. Son rayonnement est devenu international. A travers la France et dans les pays voisins : Belgique, Luxembourg… les oratorios tiré de l’œuvre d’André Gouzes sur les thèmes de la Création, de l’Apocalypse, de la Passion et de la Résurrection du Christ, de Marie porte du Ciel, du Pèlerin de Compostelle ou, plus récemment, de Paul de Tarse, emplissent les cathédrales d’un public enthousiaste et reconnaissant.

A lire les livres d’André Gouzes et de Michel Wolkowitsky on se convainc que sans la rencontre de ces deux hommes-là et le soutien fidèle de l’Association gestionnaire du lieu, Sylvanès ne serait sans doute aujourd’hui, dans le meilleur des cas, qu’un monument historique parmi d’autres, restauré par quelque riche mécène et ouvert à la visite, comme tant de châteaux de la région. Or en un peu plus de trois décennies c’est un formidable patrimoine qui a été réalisé là. Tant pour la commune de Sylvanès propriétaire de l’abbaye, que pour celle de Gissac, propriétaire du château transformé en hôtel ou pour l’Association Fra-Angelico Andrei Roublev a qui sont dévolues l’église russe et le prieuré des Granges de Pessales.

Un patrimoine dont l’essentiel pourtant, est ailleurs et tout autre : dans la richesse de la vie liturgique née de l’oeuvre d’André Gouzes, dans la qualité d’un dialogue exigeant entre foi et culture, entre le monde de l’art et celui de la spiritualité qu’incarne Sylvanès, avec persévérance et fidélité, depuis son origine. Un dialogue qui a su attirer, convaincre et fidéliser un large public, fait de croyants, de mal croyants, de non-croyants… Un lieu d’ouverture et de liberté, sans ambiguité, compromission ni tentation syncrétiste, à une époque marquée par tant de frilosité ou de crispations identitaires. Un lieu où un riche patrimoine de musique sacrée peut être proposé dans un cadre qui dit la grandeur de Dieu et la louange des hommes. Où toutes les musiques du monde viennent manifester  l’unicité de la famille humaine et sa quête de beauté. Un lieu riche et foisonnant mais un lieu fragile, parce que toute vie est fragile.

«J’ignore ce que sera l’avenir, mais je sais qu’il sera beau» titre Michel Wolkowitsky pour l’un des derniers chapitres de son livre. Un chapitre qu’il conclue en ces termes : «Nous ne sommes que les serviteurs d’un projet qui, d’une certaine manière, nous précède et nous dépasse. Plus j’avance, plus je m’efforce de vivre mon aventure à Sylvanès avec un certain détachement. Je me dis parfois : ce qui a marché un jour peut ne plus marcher le lendemain. Mais en même temps je suis convaincu que, fondamentalement, cette œuvre est de Dieu. Et que nous trouverons toujours les moyens de nous adapter, de rebondir. Cela, j’en suis persuadé.»

René POUJOL*

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André Gouzes, René Poujol : Sylvanès, histoire d’une passion, DDB nouvelle édition 2010, 234 p. 16€

Michel Wolkowitsky : Sylvanès, l’aventure d’une vie, entretiens avec René Poujol, DDB 2011, 252 p. 16€

René Poujol est journaliste, ancien directeur de la rédaction de Pèlerin. Il est co-auteur des deux ouvrages cités en référence.

 

3 comments

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