Face aux débats de société qui s’annoncent la question est sans doute moins de savoir si l’Eglise est légitime à parler que quel dialogue elle entend engager avec la société.
Dans le Figaro des 26-27 mai, le Père Pierre-Hervé Grosjean, signe une tribune titrée : « Pentecôte, L’Eglise ne restera pas «chez elle». Rien que de très «classique» dans cette réaffirmation de la vocation missionnaire de l’Eglise, chargée par son fondateur «de transmettre au monde la Vérité de l’Evangile». Or rappelle, le responsable des questions politiques, d’éthique économique et de bioéthique du diocèse de Versailles, également animateur de Padreblog, «On ne peut servir Dieu qu’en servant l’homme» et en menant le combat permanent de sa dignité. C’est pourquoi l’Eglise «se fait la voix des sans voix, des plus fragiles et des plus pauvres, de l’embryon au vieillard malade, en passant par l’immigré ou l’enfant adopté.»
Pourquoi diable un rappel aussi solennel, quoique, au fond, assez banal, en ce jour de Pentecôte 2012 ? Parce que le contexte politique, à travers l’élection de François Hollande à la Présidence de la République et à la veille de législatives susceptibles de lui donner une majorité parlementaire, laisse craindre aux catholiques de France qu’ils ne soient sacrifiés sur l’autel de la laïcité et interdits de parole dans la perspective des débats à venir sur l’euthanasie ou le mariage gay… L’article ouvre d’ailleurs sur le rappel de ce passage du discours du candidat socialiste lors du meeting du Bourget : «Le rêve français c’est la démocratie, la démocratie qui sera plus forte que les marchés, plus forte que l’argent, plus forte que les croyances, plus forte que les religions.» Nous y voilà !
On aurait pu imaginer, de la part du leader socialiste, propos plus habile et nuancé. Mais sur le fond, y a-t-il là, objectivement, matière à mobiliser les troupes catholiques pour quelque nouvelle croisade ? Que le chef d’un Etat laïc réaffirme que le fondement de la République est la démocratie… la belle affaire ! Y a-t-il péril en la demeure à l’entendre rappeler que la loi se fait au Parlement ? La seule vraie question est de savoir si dans ces débats à venir, les catholiques, mais aussi les protestants, les juifs, les musulmans, les bouddhistes, les libre penseurs auront droit à la parole.
François Hollande a réaffirmé, d’autant plus solennellement que son prédécesseurs avait eu à leur égard des propos blessants à la limite du mépris, son attachement à l’expression des corps intermédiaires. S’agissant de questions qui touchent à l’éthique, on imagine mal que le gouvernement tente de «passer en force» au Parlement, sans consultation préalable de l’ensemble des familles de pensée philosophiques et religieuses de ce pays. J’en ai souligné pour ma part, avec constance, l’ardente obligation au nom même de la démocratie, dans les articles de ce blog consacrés à ces projets de réforme sociétales. Et je ne suis pas naïf au point de penser que le risque de voir le débat occulté sous la pression de quelques lobbies soit totalement à écarter.
Mais sans solliciter le texte du Père Pierre-Hervé Grosjean au-delà de ce qu’il exprime, on peut tout de même interpréter cette prise de parole comme le rappel, constant de la part de l’Eglise, de l’autorité du Magistère dans l’interprétation de la loi naturelle, comme fondement de la morale, à laquelle aucune autorité civile ou politique ne saurait déroger, fut-ce dans un Etat laïque. «On invente difficilement mieux en matière de contrôle du pouvoir civil par le pouvoir religieux» écrit Elisabeth Dufourcq dans un ouvrage magistral, récemment paru, sur «L’invention de la loi naturelle». (1)
Et c’est bien là la vraie question. Dans quel esprit l’Eglise entend-elle participer aux débats qui s’annoncent ? Vers la recherche d’un «compromis» propre à toute société démocratique, où le «souci des petits et des plus faibles» serait honoré, ou avec la volonté de faire prévaloir sa Vérité ? Poser la question c’est hélas y répondre. Citons encore notre auteure : «De nos jours, la métaphysique utilisée, non pas comme une humble ouverture vers l’infini mais comme moyen d’autorité pour clore un débat peut-elle encore convaincre ? N’est-ce pas une illusion de croire qu’à l’avenir, une conciliation de la foi et de la raison sera renforcée par l’invocation de principes premiers indémontrables et parfois même indéfinis ?» (2)
Interrogation particulièrement pertinente au terme d’une étude passionnante et scrupuleusement étayée, où l’on découvre (c’est mon cas) que la «loi naturelle», tirée de la Somme de Saint-Thomas d’Aquin et enseignée de manière quasi immuable depuis sept siècles, tient plus de l’antique sagesse grecque et romaine que du Décalogue et des Evangiles, en parfaite trahison de la pensée, plus subtile, de Thomas d’Aquin et de la réflexion d’autres penseurs chrétiens de ce XIIIè siècle bouillonnant : Bonaventure, Roger Bacon ou Albert le Grand.
J’aurai l’occasion de revenir, ici, sur ce qui me semble personnellement souhaitable, comme chrétien, concernant les débats qui se profilent à l’horizon. Mais je terminerai par cette ultime réflexion d’Elisabeth Dufourcq (il faudrait en citer des dizaines d’autres) :
«Le risque majeur n’est-il pas (aujourd’hui) qu’une autorité chrétienne nourrisse l’illusion d’une parole universelle, gardée au nom d’une autorité empruntée à la romanité, plutôt que puisée à la source même du christianisme ? Tout se passerait alors comme si la référence à la loi naturelle plutôt qu’à la grâce permettait au pouvoir spirituel de maintenir son autorité pour juger et dénoncer a posteriori l’illégitimité de ses lois , mais sans l’aider pratiquement et a priori dans sa tâche. Au sens propre du terme, cette autorité serait contrainte à se cantonner dans la réaction. Ce serait le contraire de l’innovation évangélique.» (3)
Alors oui, l’Eglise n’a pas à rester enfermée dans les sacristies lorsque la dignité de l’homme peut être en jeu. Mais n’ayant aucunement le monopole de la réflexion morale elle doit réfléchir à la manière d’entrer en dialogue avec le monde comme le Concile Vatican II en avait l’intuition, voici un demi-siècle, et continue de nous y inviter. Afin que chacun, aujourd’hui encore (j’écris ceci en ce dimanche de Pentecôte) «entende les merveilles de Dieu dans sa propre langue».
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(1) L’invention de la loi naturelle, Elisabeth Dufourcq, Bayard, 740 p., 29 €. p. 626Elisabeth Dufourcq est ancien secrétaire d’Etat à la recherche (gouvernement Juppé), ancien membre du Conseil national d’éthique, inspecteur général des Affaires sociales honoraire et docteur en sciences politiques.
(2) ibid. p.579
(3) ibid. p.632
Oui, René, sûrement devons-nous prendre toute notre place dans les débats du monde, dire les exigences qui est aussi aimer, et faire preuve d’une grande humilité. Nous détenons notre part de la Vérité, mais pas toute la part