A la veille de l’été 2011 doit sortir chez DDB : Sylvanès, l’aventure d’une vie, livre d’entretiens réalisé avec Michel Wolkowitsky, directeur de l’abbaye de Sylvanès. La préface est du P. André Gouzes o.p. Voici le texte du prologue rédigé pour cette publication.
PROLOGUE
par René Poujol
Je me souviens de mon enfance aveyronnaise, dans les années 50. Le dimanche, les loisirs étaient rares à Saint-Affrique. Pour certains d’entre nous il y avait les sorties scoutes, pour d’autres le match de foot au stade Edmond Devillers. Les trois cinémas de la ville tournaient à plein. Ajoutez à cela : les promenades en famille sur l’une ou l’autre des sept collines qui, comme à Rome, entourent la ville ; les balades à bicyclette ; quelque partie de pêche, pour peu que l’on aime taquiner le goujon ; ou encore, à la belle saison, les baignades sauvages dans la Sorgue, à la Chaussée de Truans, avec les copains. En deux ou trois phrases, tout est dit.
Mes parents n’avaient pas de voiture, mais mon oncle Joseph, si. L’été, il décapotait volontiers sa 2 CV. Mon plaisir était de me tenir debout à l’arrière, appuyé sur la barre de fixation, les cheveux et le nez au vent. Parfois je fermais les yeux, pour mieux goûter la sensation de vitesse. Sans doute sommes-nous quelques millions d’enfants de l’après-guerre à posséder en commun le souvenir de cette griserie. S’il faisait vraiment beau, la promenade du dimanche pouvait se transformer en pique-nique.
C’est comme cela que j’ai découvert Sylvanès pour la première fois. Avais-je alors huit, neuf ou onze ans ? Je ne sais. Le lieu paraissait abandonné. Une charrette à bras traînait sous le cloître. Un portillon de bois, mal ajusté, donnait accès à une bergerie à l’odeur forte, où colonnes et murs étaient couverts de chaux. J’étais bien incapable, alors, d’identifier le lieu comme ayant été, quelques siècles plus tôt, la salle de travail des moines. La façade Est, éventrée, laissait entrevoir un pailler protégé par des bâches, devant lequel trônait un vieux tracteur. Voilà le souvenir que j’en ai.
Nous nous étions installés dans la prairie, devant le cloître, autour d’une nappe jetée sur l’herbe. Je ne crois pas que nous ayons tenté de pénétrer dans l’église. Sans doute était-elle fermée à clé. Le chuchotement du ruisseau, tout proche, avait pour moi un autre attrait. Ai-je été frappé par la vétusté du lieu ? Je ne saurais le dire. Pour l’enfant que j’étais, ces bâtiments ne différaient guère des fermes alentour, aux odeurs de purin, où nous rendions parfois visite à de vagues connaissances, que mes parents avaient pour clients à la Société générale. Et ma jeune cervelle ne me fournissait aucun argument qui me permit de juger si cette abbaye cistercienne avait déchu de sa dignité première, en devenant bâtiment agricole.
Cinquante ans ont passé. A Sylvanès, il n’y a plus de charrette à bras sous le cloître, mais, face à la librairie, des présentoirs de dépliants vantant les mille ressources touristiques de la région. La façade qui barre la prairie, face au petit cimetière, est ornée d’une porte de bois donnant accès à l’ancien logis des moines, aménagé en dortoir et chambres d’hôtes. Le sol de la bergerie a été creusé et dallé, les colonnes nettoyées, les murs décrépis, les ouvertures vitrées. Ainsi rendu à son éclat, le scriptorium est devenu salle de restaurant et de concert pour les stagiaires, visiteurs et festivaliers. Et le seul souvenir olfactif des brebis d’antan est… le Roquefort servi sur les tables, à l’heure du déjeuner.
Par le parvis de l’abbatiale, aménagé et fleuri, on accède à l’église. Elle frappe immédiatement par la largeur de sa nef unique, la couleur blonde de la pierre, le jeu tamisé des lumières au travers des vitraux. Et la saine fraîcheur de l’air que l’on y respire. Rien ici ne dit l’abandon commun à tant d’églises de nos régions. Bien au contraire. Des flammes dansent devant les icônes. Dans les chapelles, des candélabres de fer forgé, hérissés de cierges, laissent imaginer de somptueux embrasements.
A quelques mètres du chœur, un large portail de bois donne accès au cloître d’où parviennent des notes de musique. Deux pas plus loin, un escalier de pierre, raide, aux marches lustrées par le temps, conduit à ce qui fut le logis du père abbé. Là une belle galerie offre au regard, sous un éclairage caressant, plusieurs sculptures du maître polonais Auguste Zamoïsky, dont l’œuvre peut être admirée, au musée des Granges de Pessales, qui lui est dédié, à quelques kilomètres de là. A l’étage supérieur, sous les combles transformés en bureaux, on sent battre le cœur de l’abbaye.
Car c’est bien là le miracle : les pierres abandonnées de mes souvenirs d’enfance, revivent. Au fond d’une vallée étroite, flanquée de collines boisées. Les plaques minéralogiques témoignent que l’on vient ici de partout en France, mais aussi de Suisse et de Belgique. Le café-restaurant du bourg a fait peau neuve. A la pleine saison, sa rôtisserie, en plein air, prend des allures de fournaise. La présence, en haut de la rue, face à l’église, d’un commerce de produits régionaux richement pourvu en charcuteries, salaisons, confitures, pâtisseries et fromages du pays, vaut toutes les statistiques sur la fréquentation touristique du lieu.
Sur la façade de l’église abbatiale, une affiche polychrome aux dimensions impressionnantes, annonce fièrement le XXXIIIe Festival international de musique sacrée de l’abbaye. Déjà ! Oui, Sylvanès revit, au terme d’une incroyable odyssée. Une aventure qui, d’un hameau quasi inconnu du Sud-Aveyron a fait un site de référence où passent, annuellement, près de cent mille visiteurs.
Ici, Aldo Ciccolini s’est penché en «bonne fée», sur le festival naissant. Nathalie Dessay et Béatrice Uria-Monzon y ont fait leurs premières armes de jeunes chanteuses. En toute discrétion, madame Pompidou aimait y faire, régulièrement, une visite. Danièle Mitterrand y avait ses habitudes. Quelques cardinaux, au fil des ans, sont venus en pèlerins du 15 août, présider aux célébrations de l’Assomption. Et les agriculteurs de la région, mi-amusés, mi-agacés de tous ces froufrous, civils ou ecclésiastiques, n’en ont pas moins continué de venir, le dimanche, chanter l’Office… du père Gouzes !
La légende du lieu, en effet, a substitué au nom de Pons de Léras, seigneur et brigand repenti, fondateur de l’abbaye au XIIe siècle, celui d’André Gouzes, frère dominicain, musicien et liturge, natif de Brusque, à une quinzaine de kilomètres de là. L’auteur de la Liturgie chorale du peuple de Dieu, a eu ce coup de génie, dans les années 75, d’associer à son œuvre naissante l’image de l’abbaye, qu’il tirait d’un long sommeil. Au point de transformer Sylvanès, trente ans plus tard, en une sorte de Mecque du renouveau liturgique, en Ushuaia de l’aventure spirituelle.
Aujourd’hui, le trublion de Dieu s’est installé plus loin, aux Granges de Pessales. Deux anciennes bâtisses agricoles au toit de lauzes, acquises dans les années 80, se sont transformées en prieuré, au prix d’un labeur patient et acharné, épaulé par le soutien de quelques amis. Trois cents mètres plus haut, sur la montagne, une église en rondins, dresse son clocher à bulbes et ses croix orthodoxes dans un environnement boisé, qui pourrait évoquer la Russie où elle fut construite. Par quelle magie ? A l’intérieur de l’église, sœur Marie-Lucie, en fidèle gardienne des lieux, reprend sans sa lasser, pour les visiteurs de passage, l’histoire incroyable de cette fondation, dont l’un des acteurs repose pour l’éternité devant l’escalier de bois qui conduit au sanctuaire. Serge de Beaurecueil, lui aussi frère dominicain, a été enterré là, au terme d’une vie longtemps consacrée, à l’autre bout du monde, à l’étude des mystiques musulmans et à l’aide aux enfants de Kaboul.
L’abbaye abandonnée de mon enfance s’est donc muée en un lieu multiple, voué à la culture et à la liturgie. Mais un seul homme, si talentueux soit-il, n’aurait pu suffire à la tâche. Sous les combles de l’abbaye, depuis un vaste bureau aux murs tapissés de livres et de disques, Michel Wolkowitsky veille sur la machinerie complexe qui permet à Sylvanès de déployer ses activités dix mois sur douze. Comme dans mon récit, il a mis du temps à apparaître au grand jour, à s’imposer vraiment dans le paysage. Pas facile de capter l’attention lorsqu’on vit aux côtés d’un homme d’un tel charisme.
Pourtant Michel Wolkowitsky est là depuis l’origine de l’aventure. Il en a connu les prémisses, les affres et les émerveillements, les vertiges comme les couronnements. Plus que quiconque, il en conserve la mémoire fidèle. Ami de la première heure d’André Gouzes, compagnon d’abord intermittent puis de plus en plus présent, il a mis au service du projet de Sylvanès ses talents d’artiste et d’organisateur, sa rigueur de gestionnaire. Face au soupçon d’avoir vécu longtemps dans l’ombre du grand frère, on le sent capable de faire sienne la réplique de Catherine Dolto-Tolitch, à propos de sa mère, disant qu’elle gardait plutôt le souvenir d’avoir vécu dans sa lumière. Ce qui ne dispense jamais d’avoir à se battre pour exister. Au besoin en serrant les dents.
Aujourd’hui Michel Wolkowitsky dirige l’abbaye dont il est également le directeur artistique. Maire du village, il préside aux destinées du tourisme départemental et porte les couleurs de Sylvanès dans tous les tournois où se joue l’image culturelle et artistique du Midi-Pyrénées, dont l’abbaye est devenue l’un des «grands sites». Si André Gouzes est seigneur incontesté de la Mecque et d’Ushuaia, Michel Wolkowitsky pourrait bien être prince de ce Bayreuth des musiques sacrées et des musiques du monde qu’est aussi devenu Sylvanès.
L’homme ne se livre pas facilement. De ses origines slaves il possède l’élégance et la réserve. Au risque de paraître hautain voire méprisant. Ce qu’il n’est pas. Trop de blessures d’enfance suffiraient à le lui interdire. Longtemps elles l’ont dissuadé de se livrer, de raconter : l’affrontement au père, la quête des racines, le renoncement au métier de chanteur, l’apprentissage des responsabilités, l’hostilité qui accompagne toute réussite, les souffrances familiales, le désir têtu de prendre sa revanche sur la vie… mais surtout le bonheur du chant et celui de l’engagement dans une aventure singulière de foi et de culture, riche de liens et riche de sens. S’il le fait aujourd’hui dans les pages qui suivent, c’est sans doute que le moment était venu. Que le désir de transmettre une mémoire se faisait trop pressant pour être différé.
Il lui fallait un confident, avec qui reprendre le récit de sa vie. L’enfant du pays Saint-Affricain, qui pique-niquait jadis à l’ombre de l’abbaye, devenu journaliste dans la presse catholique puis, très vite, familier des lieux, s’est tout naturellement trouvé sollicité. Vingt-ans après avoir recueilli les confidences d’André Gouzes (*) voilà que lui était offerte l’opportunité de relire l’épopée de Sylvanès à travers un autre regard, porté par une autre histoire d’homme, elle aussi singulière. Comment refuser pareille proposition, lorsque le moteur de sa propre vie est la grâce renouvelée de la rencontre ?
Le travail sur ce livre a commencé à l’automne 2010, au lendemain des fêtes de la Toussaint. Lorsqu’au terme de la saison qui s’achève l’abbaye reprend son souffle. Sylvanès, rendu à son silence, connaissait les rougeoiements de l’un de ces étés indiens qui, pour quelques jours seulement, embrasent la forêt alentour, jusqu’aux premiers frimas, aux premiers assauts du vent. A travers les couloirs déserts, j’ai grimpé une nouvelle fois les escaliers qui conduisent sous les toits. Lorsque j’ai pénétré dans son bureau, pour notre premier entretien, Michel Wolkowitsky m’a remis une chemise cartonnée où dormaient une centaine de feuillets dactylographiés, décryptage d’un premier récit auquel il n’avait pas souhaité donner suite. Ces pages, à nos entretiens mêlées, ont fourni la substance de ce livre.
(*) André Gouzes et René Poujol, Sylvanès, histoire d’une passion. DDB, édition refondue en juin 2010.