Texte de la préface rédigée pour le livre de photos de Claude Iverné (Albin Michel). Je le publie aujourd’hui sur ce blog en affectueux hommage à l’abbé Pierre.
Le 26 janvier 2007, la France rendait un hommage ému à l’Abbé Pierre, décédé quatre jours plus tôt. Il faisait sur Paris un temps sec et froid de plein hiver. Pour ses obsèques, le vieux prêtre avait souhaité que résonne, sous les voûtes de Notre-Dame, le chant du Magnificat, interdit sous tant de pays de dictature pour cause d’incitation à la subversion : « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles… » Face au chœur de la cathédrale où le cercueil reposait à même le dallage, les compagnons d’Emmaüs occupaient les premiers rangs, juste derrière le fauteuil présidentiel. Les membres du gouvernement et personnalités, eux, ne siégeaient que loin derrière. Irruption de l’esprit des Béatitudes dans l’instantané d’un siècle mécréant. Mais ce ne fut pas là le seul clin d’œil du vieux prêtre. Lui qui épousa le langage de son temps sur le nécessaire combat pour la solidarité, lui le fondateur d’une association volontairement non confessionnelle, tenait à faire entendre, à la France laïque et Républicaine, les paroles mêmes de l’Apôtre Paul : « Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres et aux affamés… s’il me manque l’amour, je n’y gagne rien. » Pas de justice véritable donc sans ce supplément d’âme, cet amour que les chrétiens nomment « charité »
D’autres images marquèrent cette journée, qui ne franchirent jamais le cercle des proches. Ce fut, d’abord, l’agenouillement spontané de quelques parisiens sur les trottoirs de la capitale, au passage du convoi funéraire qui, de l’Hôpital du Val-de-Grâce, amenait la dépouille mortelle jusqu’à la cathédrale. Spectacle insolite, pourtant bien en phase avec la ferveur populaire que le fondateur d’Emmaüs traînait dans son sillage. Quelques heures plus tard, dans le petit cimetière d’Esteville, au cœur du pays Normand, le cercueil fut posé à terre, pour une dernière prière. La famille de sang de l’Abbé Pierre était là et avec elle, cette autre famille du cœur, de la volonté et de l’esprit : celle des compagnons. Alors que l’un de ses neveux, Hubert Grouès, donnait lecture du texte que le Père lui avait demandé de lire au jour de ses funérailles, des flocons de neige se mirent à tomber, recouvrant doucement le bois du cercueil. Jusqu’à la dernière parole prononcée où chacun put observer que le nuage s’était tari et dissipé. Ultime caresse du Ciel à l’adresse de « l’insurgé de Dieu » ou, déjà, depuis le lieu de ces « grandes vacances » auxquelles il aspirait tant, l’envoi de ses premières bénédictions ?
L’Abbé Pierre a déserté cet univers des médias où il fut si présent, au terme d’un jeu de séduction réciproque ! Au fil des mois qui suivirent sa disparition, la rumeur des éloges s’est estompée derrière la consolidation du mythe. Le héros préféré des Français peut continuer à reposer tranquille. Bien des livres ont continué de paraître sur sa vie, avec, parfois, la prétention, ambiguë, de dévoiler ici ou là quelques secrets. L’heure n’est pas encore à l’écriture de la grande biographie que mérite le fondateur d’Emmaüs et qui viendra compléter celles qui existent déjà. Biographie qu’il faudra, alors, mettre en chantier, loin des idées reçues, des ragots fielleux comme des basses complaisances. Une biographie « en vérité », qui dira l’extrême complexité de l’homme et ses contradictions ; l’âpre sincérité de son combat pour les « plus souffrants » ; la simplicité d’une vie d’où avaient disparu : la peur de la pauvreté, de la souffrance et de la mort ; mais aussi son exigeante fidélité à l’Eglise et son total abandon à l’amour de Dieu. Bref : un visage de sainteté, peu conforme aux canons définis par l’Eglise catholique, mais tellement proche de l’intuition profonde que le peuple croyant porte, au creux de l’âme, de ce qu’est vraiment un « homme de Dieu ». Mais il faut donner du temps au temps, laisser s’enfouir la mémoire et mourir la graine. L’Abbé Pierre n’a rien à craindre de cet effacement momentané, ni de la clarté qui, un jour, pourrait percer le voile de l’oubli.
Pour l’heure, le souvenir du grand homme peut se nourrir, chez ceux qui le souhaitent, qui conservent au cœur la brûlure de la rencontre, de choses infiniment simples. Du témoignage affectueux et sans fard des hommes et des femmes qui, un jour, ont croisé sa route ou cheminé, plus longuement à son côté, heureux et fiers de son affection. Et qui ne prétendent détenir sur lui aucune vérité définitive. Claude Iverné est de ceux-là, auquel nous devons les photos admirables de ce livre dont certaines ont été publiées par les plus grands titres de la presse française. Je lui avais fait rencontrer l’Abbé Pierre avec lequel Pèlerin, que je dirigeais, poursuivait un compagnonnage fidèle et confiant. Le « coup de foudre » fut immédiat et réciproque. Claude Iverné revit « Henri » maintes et maintes fois au cours des mois et des années qui suivirent. Avec ou sans moi. Le portraitisant à Esteville où le vieux prêtre s’était, un moment, retiré ; le saisissant dans l’intime de son quotidien à Alfortville, où il allait finir ses jours ; flânant avec lui dans les rues de la capitale ; le rejoignant à Lourdes lors des premières journées du monde de la retraite organisées, en 2000, par le Mouvement chrétien des retraités. Mieux même, la confiance de l’entourage lui étant acquise, le photographe, devenu un intime, se substitua parfois à Hélène Colas ou à Laurent Desmard, fidèles parmi les fidèles, pour accompagner le Père, seul à seul, lors de séjours prolongés en Italie ou en Terre Sainte.
Au cours de ces pérégrinations, Claude Iverné a su fixer de « l’ami Henri », quelques éclats de vie, quelques instants de vérité dont témoignent les photographies regroupées dans le présent ouvrage. Avec ce miracle étonnant que des clichés concentrés sur les seules dernières années de l’existence du vieux prêtre, semblent rendre compte de la complétude d’une vie. Comme si chaque fait marquant, chaque frémissement du cœur, chaque sursaut de la volonté, chaque colère assumée, chaque minute d’abandon ou de découragement avaient laissé sur le visage du vieil homme une empreinte indélébile qu’il appartenait au regard du photographe de savoir déceler et fixer… pour la postérité.
A chacun de lire, derrière les traits de ce visage familier, l’un de ces messages, cent fois assénés sous le regard des caméras de télévision, où il nous suppliait de ne jamais nous résigner à être heureux sans les autres.
RENE POUJOL
L’abbé Pierre est mort un lundi matin vers 6 h. Les radios en ont parlé dès 8 h. et toute la journée. Toute la presse écrite a informé dès le mardi du décès de ce grand bonhomme.
Pourquoi l’Observator Romano a attendu le mercredi pour en faire mention ???
Je n’ai pas la réponse à votre question. Mais pour ma part je me garderais de tout procès d’intention. Même si, au Vatican, tout le monde n’aimait pas forcément le personnage. La notoriété de l’abbé Pierre était tout de même d’abord hexagonale. Donner l’information avec 24 h de retard n’est pas infamant.