Pensées pour un confinement (Fin)

Pensées pour un confinement (Fin)

Lorsque Camus nous invitait à « empêcher que le monde ne se défasse »

Bien des choses ont une fin ! Comme la relecture, engagée au début de ce confinement, de ces « carnets » ouverts en 1980, où j’ai noté des milliers de pensées puisées dans des livres… La trace de lectures qui ont élargi mon horizon et m’ont aidé à vivre. En aurais-je épuisé les trésors en seulement trente-six citations, égrenées quotidiennement durant cinq semaines sur ma page Facebook puis reprises, ici, en fin de semaine ? Assurément non ! Mais ces carnets font référence à de nombreux « essais » de nature politique, sociologique, économique… qui ne correspondent pas vraiment à l’esprit de ce que j’ai voulu engager ici. Ils comportent quantité de réflexions sans lien immédiat avec le « dur » de l’expérience que nous vivons. Et surtout, recensent une majorité d’ouvrages de nature religieuse, notamment sur la vie de l’Eglise et les interrogations qu’elle suscite… ce qui n’est pas davantage mon propos. Et puis, même si nous n’avons pas épuisé toute la richesse de ce temps contraint d’introspection, de méditation, de plongée en nous-mêmes… peut-être est-il temps d’élargir à un autre registre et de penser aussi « l’après ». J’y apporterai ma modeste contribution ! 

A les relire, les citations de cet ultime recueil me paraissent entrer en profonde convergence. Elles nous disent que nous sommes des êtres imparfaits mais que c’est dans l’acceptation et le dépassement de notre finitude que nous pouvons puiser la richesse même de notre humanité. Peut-être aussi dans l’ouverture à la possibilité d’un Dieu seul à même de « répondre à certains cris de détresse lancés du fond de la misère humaine » (Delumeau). Ou, pour reprendre l’affirmation d’Irène Fernandez dans une « réplique » au traité d’athéologie de Michel Onfray : « Ce sont des expériences (…) qui donnent naissance aux religions et non une quelconque angoisse existentielle. (…) On n’est pas arrivé à l’idée de Dieu par peur de la mort mais on a cessé (relativement) de craindre la mort parce qu’on avait l’idée de Dieu. » (Dieu avec esprit)

Ces « pensées » enfin, nous disent tout à la fois qu’il y a urgence à vivre, qu’il nous appartient, individuellement et collectivement, de tout faire pour “empêcher que le monde ne se défasse“ (Camus) ; et que la chute de l’Empire romain n’a pas marqué la fin du monde… 

Merci à ceux qui m’auront suivi jusque là ! 

30 – ALBERT CAMUS

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refonder le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »

Albert Camus, Le discours de Stockholm (Discours de réception du prix Nobel de Littérature, Stockholm 1957)

31 – ÉRIC EMMANUEL SCHMITT

« Il y a urgence à vivre. Trop de personnes que j’aimais ont disparu pour que je laisse moisir une simple seconde de vie. Faire bien vite, beaucoup, telle est ma devise. »

Eric Emmanuel Schmitt, L’homme qui voyait à travers les visages

32 – BERNARD MARIE KOLTÈS

« On peut dire, lorsqu’il y a amour, soit « comme j’ai mal aimé », soit « comme je l’aimais ». Dans le premier cas, cela revient pratiquement à ne pas tenir compte d’un mot, qui est le principal, aimé, et de ne retenir que l’adjectif qui est le secondaire : mal. Et l’adjectif finit par tuer le verbe et cela devient un contre sens et, comme cela est trop souvent le cas, on continue  d’étouffer l’amour par le spectacle de ses expressions. Alors que si l’on donne sa véritable place au mot mal, comme il est contradictoire, au fond, avec l’action d’aimer, il finit par s’atténuer et être neutralisé par l’amour. Jamais l’adjectif ne peut être plus fort que le verbe et, dans la vie, jamais une « mauvaise » manière d’accomplir quelque chose ne peut nier que cette chose soit finalement accomplie. »

Bernard-Marie Koltès, Lettre à sa mère (in : BMK, Brigitte Salino)

33 – JEAN DELUMEAU

« Si Dieu n’existait pas il faudrait l’inventer. Car – et ceci, pour moi, n’est pas une hypothèse mais un fait – aucun matérialisme, si séduisant soit-il, aucune idéologie de la terre ne peut et ne pourra jamais répondre à certains cris de détresse lancés du fond de la misère humaine. »

Jean Delumeau, Le christianisme va-t-il mourir ?

34 – MARTIN STEFFENS

« Plus ce monde va avancer vers sa catastrophe, plus le christianisme va lui proposer la charité, cette présence d’autant plus offerte qu’elle se sait parfaitement inefficace. »

Martin Steffens, Et si c’était la fin d’un monde

35 – MARIE NOÊL

« S‘accepter soi-même imparfait, tantôt saint à demi, tantôt à demi coupable, avec les remous incessants d’ombre et de lumière qu’est une âme humaine. (…) Les âmes les meilleures, les plus nourricières, sont faites de quelques grandes bontés rayonnantes et de mille petites misères obscures dont s’alimentent parfois leurs bontés comme le blé qui vit de la pourriture du sol. »

Marie Noël, Notes intimes

36 – JÉRÔME FERRARI

(Avec cette pandémie et la crise économique et sociale qu’elle génère, partout à travers le monde, serait-ce un monde qui s’effondre ? Saint-Augustin, déjà, méditait sur le « sac de Rome » par les barbares… et après lui bien des auteurs contemporains ! Mais la fin d’un monde n’est jamais la fin du monde ! )

« Rome est tombée. Elle a été prise mais la terre et les cieux n’en sont pas ébranlés. Regardez autour de vous, vous qui m’êtes chers. Rome est tombée mais n’est-ce pas, en vérité, comme s’il ne s’était rien passé ? La course des astres n’est pas troublée, la nuit succède au jour qui succède à la nuit, à chaque instant, le présent surgit du néant, et retourne au néant, vous êtes là, devant moi, et le monde marche encore vers sa fin mais il ne l’a pas encore atteinte, et nous ne savons pas quand il l’atteindra car Dieu ne nous révèle pas tout. Mais ce qu’Il nous révèle suffit à combler nos cœurs et nous aide à nous fortifier dans l’épreuve, car notre foi en Son amour est telle qu’elle nous préserve des tourments que doivent endurer ceux qui n’ont pas connu cet amour.»

Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome (Goncourt 2012)

BONUS

Avec mes vifs remerciements à l’ami Robert Scholtus qui m’a fait connaître ces pages de Saint-Exupéry. Elles peuvent conclure, en beauté, ces cinq semaines de « pensées pour un confinement ».


16 comments

  • Permettez-moi, en ce temps de confinement non choisi mais qui permet de se poser, un temps propice à la réflexion et à l’intériorité, une 37ème citation (bien connue) :
    « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »
    Blaise Pascal

  • https://www.renepoujol.fr/pensees-pour-un-confinement-fin/

    Ces pensées me rejoignent toutes, après qu’en un certain état de « détresse », je me suis laissé aller à crier « du fond de [ma] misère humaine ». On ne devrait jamais se laisser aller à crier, mais parfois on n’arrive pas à se retenir et on dit des vérités douloureuses, proférées en un certain état d’intensité morale, dangereuses car peut-être les autres ne peuvent pas les porter, en cela regrettables qu’à les pousser, on ne semble reconnaître et entendre que sa propre détresse. Or que faisons-nous de celle de ceux que nous avons plongés dans la détresse?

    La citation qui me parle le plus est celle de Bernard-Marie Koltès écrivant à sa mère que j’ai rencontrée un soir avec son frère Jean-Marie à la choucrouterie de Strasbourg, qu’il fallait insister sur l’amour et non sur le « mal-aimer » car « l’expression spectaculaire de l’amour » n’est pas ce qu’il y a au fond de l’amour. C’est rassurant et consolant, encore ne faut-il pas se rassurer et consoler à trop bon compte.

    [Ces citations] « nous disent que nous sommes des êtres imparfaits mais que c’est dans l’acceptation et le dépassement de notre finitude que nous pouvons puiser la richesse même de notre humanité. » Certes il faut prendre dans cet ordre le problème de notre finitude, s’accepter puis se dépasser. Pour ma part, je n’ai été jusqu’icicapable que d’accepter mes limites et mes inclinations peccamineuses. J’ai beau être convaincu qu’il faut accomplir sa Pâque et sortir de sa médiocrité en étant interpellé par l’impératif non négociable de « choisir la vie pour vivre », j’ai un mal fou à transiger avec ma peur de changer et ne vis que de sacs et de ressacs entre mon aspiration à me dépasser et mon obstination à rester le même, car je connais ce que je suis. Mourrai-je en ayant accompli ma pâque ou sans l’avoir accomplie? Et si je meurs sans l’avoir accomplie, quel salut y aura-t-il pour moi? Un obstacle à négocier le passage est que le repentir qui nous saisit dans des moments de rare lucidité est un sentiment insupportable à vivre au jour le jour. Mais qu’on croie refuser le combat spirituel pour n’être pas combattif ou qu’on finisse par se résoudre à l’affronter, le combat spirituel est notre condition.

    Chronologiquement, la religion a dû naître de la peur dans des modes de vie précaires. Une amie me répond que principiellement, la peur vient du péché originel. Principiellement sans doute, mais pas chronologiquement et pas originellement. Or il est vrai que la religion nous aide à passer. La religion nous apprend à mourir ou nous rassure devant la mort. Ou pour le dire avec Irène Fernandez, « On n’est pas arrivé à l’idée de Dieu par peur de la mort mais on a cessé (relativement) de craindre la mort parce qu’on avait l’idée de Dieu. »

    Je ne savais pas qu’on avait écrit une « Réplique au « Traité d’athéologie ». Personnellement, je m’étais lancé dans une réponse à Michel Onfray qui lui suggérait d’écouter comment « les cieux racontent la Gloire de Dieu ». Mais ce récit lu par le psalmiste n’aurait pas été en adéquation avec le récit que fait Michel Onfray du « cosmos ». Récit plutôt pessimiste à vrai dire bien que sans qualification définitive de l’homme et de l’univers ni bons ni mauvais, car récit ne décrochant pas du réel. On ne peut répondre à tant de subjectivité plongée dans l’objectivité matérialiste qu’en rappelant de quelles expériences sont nées les religions. Elles sont toujours nées d’une intuition ou d’une révélation mystique.

    En ce dimanche de la miséricorde, je souhaite à chacun de ne pas se juger trop sévèrement, mais à laisser illuminer sa vie de la lumière sous laquelle dieu la regarde et veut la restaurer.

    • … « car si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît toutes choses. » (1 Jean 3, 20)

      • C’est bien tout l’enjeu du combat spirituel : se savoir sans illusion sur soi soi-même et cependant se croire digne d’être aimé . Je ne suis que cela et pourtant je suis inestimable aux yeux de Dieu .
        C’est ce que j’aime dans l’Évangile de dimanche dernier .Il y a là , confinés, sans doute désespérés par leur propre comportement les disciples qui ont trahi comme Pierre et les autres qui se sont enfuis lâchement lors de l’arrestation de Jesus .Et la première parole du Christ ressuscité est de les apaiser : la paix soit avec vous dira t il par deux fois .Comme il dit a Pierre lorsqu’ils se rencontrent a nouveau au bord du lac : Pierre m’aimes tu ? Et le traître ne doute pas une seconde Tu sais bien que je t’aime alors que tout son comportement devant la maison du grand prêtre est l’aveu du contraire .Oui Dieu est plus grand que notre cœur .Le croire permet nos petites résurrections quotidienne d’ores et déjà, ici et maintenant . Comme Pierre au bord du lac , comme les disciples enfermés dans leur culpabilité .

        • Merci Guy.
          Dans le sens de ce que vous écrivez et auquel j’adhère, je pense à Isaïe 43 :
          « Ne crains pas, je suis ton Dieu,
          C’est moi qui t’ai choisi, appelé par ton nom.
          Tu as du prix à mes yeux et je t’aime.
          Ne crains pas car je suis avec toi. »

          • A Michel Oui .C’est la foi en cette parole incarnée en Jesus Christ qui donne sens à nos vie et à nos choix de vie .

  • Écho à la citation d’Albert Camus.
    Quand l’un de nous cite Luc 18-8 (quand Jésus reviendra trouvera-t-il la foi?) de quoi parle celui qui cite Luc? Ça peut dépendre du contexte bien sûr, quoique là Luc parle de foi dans l’absolu.
    Quand un questionneur effronté demande à son prochain « as-tu la foi? » et s’entend répondre « je n’ai pas du tout le foi » de quelle foi parlent-ils? Si ce questionneur insiste en demandant « même pas l’espérance? » probable qu’il s’entendra répondre quelque chose comme « oui, là je veux bien ». L’anecdote est tirée de Dominique Collin « La foi est-elle encore possible? » (Études de ce mois).
     » .. n’espèrent que ceux qui ont eu le courage de désespérer des illusions et des mensonges où ils trouvaient une sécurité qu’ils prenaient faussement pour de l’espérance ». G. Bernanos, tiré d’un cycle de conférence donnée en Suisse, en 1947 sous le titre -emprunté à Lénine- « La liberté pour quoi faire? »

    • de quoi je parle? Bien évidemment de la foi fondée sur l’enseignement des apôtres et donc à la venue du Christ dans sa gloire. Je suis donc dans l’espérance

      • Il y a peu à voir entre la foi dont Jésus parle avec les mécréants de son temps et celle de la succession apostolique trop marquée par le dogmatisme des hautes castes juives.

      • Je reviens juste préciser, Dominique, qu’il est à craindre que si Jésus revient ce ne soit pas « dans la gloire ou en majesté » au sens induit par les représentations artistiques, mais dans une gloire scandaleuse, en harmonie avec celle qui a accompagné ses derniers instants.

        • Jean Pierre,le Seigneurr reviendra comme bon lui semble sans trop se préoccuper des désirs des uns et des autres d’une part et que d’autre part il a annoncé son retour suffisamment dans l’Ecriture pou le croire sauf bien sûr à considérer que ce qu’ont dit tous les Apôtres à ce sujet sont des élucubrations sans aucun intéret Dois-je préciser que je ne crois pas du tout au Jugement Dernier tel que réprésenté aux tympans de nos cathédrales

  • Grand merci pour cette lettre au Gl X dont le texte me parle mieux à lire qu’à entendre et dont je tire cette pépite à mes yeux: « La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement.* »
    Et aussi l’intimiste dernier paragraphe : « Depuis le temps que j’écris, deux camarades se sont endormis devant moi dans ma chambre… Ces deux camarades, dans leur genre, sont merveilleux. C’est droit, c’est noble, c’est propre, c’est fidèle. Et je ne sais pourquoi j’éprouve, à les regarder dormir ainsi, une sorte de pitié impuissante. Car, s’ils ignorent leur propre inquiétude, je la sens bien. Droits, nobles, propres, fidèles, oui, mais aussi terriblement pauvres. Ils auraient tant besoin d’un dieu.  »
    * Je dirai comme des notes de musiques visibles relient aux harmonies et aux mélodies de sons invisibles.

    • Dominique,de quoi s’agit-il? De la partie finale du texte de René, lettre au général X « BONUS Avec mes vifs remerciements à l’ami Robert Scholtus qui m’a fait connaître ces pages de Saint-Exupéry. Elles peuvent conclure, en beauté, ces cinq semaines de « pensées pour un confinement ». »
      A qui ? à tous. Présentation de cette lettre à mes yeux remarquable ainsi que texte de la lettre: http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=903

      • Merci Jean.Pierre ,mais je n’avais pas ouvert le PS de René et donc pas lu cette lettre absolument extraordinaire de Saint Ex, lettre que l’Education nationale devrait faire connaître à tous nos ados,et que tous les adultes devraient lire aussi. Mais aussi n’est-ce pas Bernanos qui en son temps avaient déjà dénoncé le règne des robots ? Que diraient ces deux monstres aujourd’hui? Sans doute la même chose mais en plus violent encore je crois

        • Oui, ces deux là font la paire et de de tempérament fort contrasté. L’un plus lunaire et scientifique, un peu comme moi qui, échangeant avec le beau père psychiatre d’un de mes enfants ait constaté que je n’étais pas le seul ex ado à avoir tant piloté tout en ayant un carnet de vol vierge de toute signature. Aucune homologation! L’Autre plus terre à terre et littéraire, rude souvent et si chaleureusement homme, jusqu’au bout et qui comme ultime leg à notre génération laissa « le dialogue des carmélites » comme St Ex cette lettre.

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