Église : une unité à faire… ou à protéger ? 

Église : une unité à faire… ou à protéger ? 

 

Les 18 et 19 octobre 2013, le diocèse du Mans organisait dans la grande salle du  Palais des Congrès de la ville, deux jours de réflexion sur le thème « Les nouveaux défis de l’évangélisation » nommés Essentiel’Mans. Il m’avait été demandé d’animer ces deux journées, puis d’en proposer une forme de « synthèse ». Je livre aujourd’hui ce texte à celles et ceux que cette réflexion intéresserait. 

Je rédige cette synthèse cinq semaines après l’événement que fut Essentiel’Mans, le jour même où est rendue publique l’exhortation apostolique du pape François «sur l’annonce de l’évangile dans le monde d’aujourd’hui».(1) Si je m’autorise ce rapprochement c’est que le texte rappelle les trois «cibles» de l’évangélisation que sont : les fidèles eux-mêmes, dans la diversité de leurs pratiques, les «baptisés qui pourtant ne vivent pas les exigences du baptême», enfin celles et ceux qui n’ont jamais été touchés par la foi chrétienne. (2) Une diversité bien reformulée au Mans par Mgr Fisichella lorsqu’il a évoqué l’urgence à «raviver la foi des chrétiens» mais également la nécessité de bien différencier la nouvelle évangélisation qui vise prioritairement celles et ceux qui ont pris leurs distances avec l’Eglise catholique, de l’évangélisation «ad gentes».

S’interroger sur les nouveaux défis de l’évangélisation suppose une réponse préalable aux questions du pourquoi et du comment de l’évangélisation. Et si la réponse au pourquoi peut sembler évidente : «parce que c’est la mission même de l’Eglise» confiée par le Christ, la manière de percevoir et de dire la mission peut suggérer des réponses différentes au niveau des moyens à mettre en œuvre. Lorsque le cardinal André Vingt-trois questionne à propos de l’évangélisation des peuples : «sommes-nous convaincus qu’il leur manque quelque chose ?» il ne dit pas exactement la même chose que lorsqu’il invite à «vivre et proposer la foi comme certitude de n’être plus jamais seul».

Le «monde sécularisé» qui est notre ancrage, où toutes les traditions religieuses, spirituelles et philosophiques ont pignon sur rue, est sans doute culturellement plus ouvert à la proposition d’une rencontre personnelle avec Jésus, qu’à la réception d’un christianisme dogmatique qui prétendrait venir combler un «manque» et imposer sa Vérité. Lorsque Mgr le Saux formule en ces termes la démarche missionnaire du chrétien : «J’ai reçu le Christ, ma joie serait que tu le rencontres aussi» ; lorsque le cardinal Angelo Scola propose de «rejoindre les gens dans ce qu’ils vivent» (3) ils semblent inviter d’abord et surtout à partager une expérience. Ce que le cardinal Vingt-Trois lui-même semble ratifier lorsqu’il dit : «Le témoignage n’est pas d’abord celui de la parole mais celui de la vie qui conduit l’autre à s’interroger : pourquoi vit-il ainsi ?»

Or, cette démarche de proximité fraternelle, témoignant d’une espérance, peut être une réponse pertinente à la «désillusion» du monde contemporain. L’Occident, nous a dit le frère Samuel Rouvillois, « a pensé construire un modèle universel de société du plaisir où les autres finiraient bien par entrer » avant de se rendre compte que la mondialisation débouchait sur une violence multiforme, le triomphe de l’individualisme et l’impasse d’un mode de croissance non généralisable car destructeur de la planète. Un propos validé par la philosophe athée Cynthia Fleury lorsqu’elle observait que le message, massif et brutal, aujourd’hui adressé aux travailleurs par la société libérale, est : «tu n’es pas irremplaçable»… ce qui est l’exact contraire de ce que les croyants perçoivent de la Parole de Dieu adressée à chacun. Et il n’était pas sans intérêt de l’entendre dire combien, lors de la table ronde du matin, réunissant notamment le cardinal Angelo Scola, l’intellectuel musulman Rachid Benzine et le rabbin Haïm Korsia, elle avait perçu, «malgré les différences, l’existence d’un «nous» et une belle complicité». 

Et de fait, nous avons entendu les représentants des trois religions monothéistes, reconnaître que des siècles de contentieux théologiques, d’affrontements meurtriers et d’exclusions, avaient largement justifié, historiquement, l’intervention «pacifiante» du pouvoir politique. Mais également qu’au cœur de cette laïcité, dans un pays en panne de sens, où l’on semble assister à «la mort des espoirs laïcs» (Marek Halter), les religions étaient légitimes à «proposer» des sagesses vieilles de 3 700, 2 000 et 1 300 ans, moins pour remplir : églises, temples, mosquées ou synagogues, que pour participer loyalement au débat citoyen et rouvrir, pour chacun, des chemins d’espérance.

Sauf qu’une telle vision pacifiée ne semble pas faire l’unanimité. Le journaliste Antoine Sfeir nous a redit combien cette approche lui paraissait irénique et quelque peu «régionaliste», au regard d’un monde musulman (ou d’églises évangéliques) qui n’a pas renoncé au prosélytisme. Déjà, en ouverture des Journées, le professeur Alfred Grosser avait mis en garde contre la montée des fondamentalismes et la prétention des religions à imposer l’idée que «l’ordre moral ne peut être fondé que sur Dieu», réfutant du fait même toute possibilité d’élaborer une «éthique commune» dans une société pluraliste. Et Rachid Benzine, déplorant «une forme de foi sans inquiétude théologique», plaidait à son tour pour que la religion soit «productrice de doute» (de «questionnements» préférait dire le cardinal Scola) et donc cesse de considérer que «la norme est intangible» alors même qu’elle véhicule toujours une certaine anthropologie.

Voilà me semble-t-il bien identifié l’un des lieux où la modernité et la sécularisation se «heurtent» au projet de nouvelle évangélisation, lorsque celle-ci entend, comme l’a souligné Mgr Fisichella s’appuyer sur la «loi naturelle», alors même que sa pertinence universelle fait débat. Si, comme l’a rappelé Mgr de Dinechin «l’homme découvre en lui une loi qu’il ne s’est pas donnée à lui-même», certains, dans nos communautés chrétiennes, la sentent aujourd’hui plus proche de Matthieu 25 et des Béatitudes là où d’autres font spontanément référence à la pensée de Saint Thomas d’Aquin ou aux formulations du Magistère romain.

L’évangélisation, a plaidé Jean-Guilhem Xerri, doit viser d’abord à «faire prendre conscience à nos contemporains de leur nature spirituelle qui n’est pas immédiatement religieuse et confessante ; puis à créer les conditions d’une rencontre personnelle avec Jésus-Christ», étant entendu que «ce n’est que dans un deuxième temps qu’on peut accepter le Magistère, sinon comme libérateur, du moins comme non-attentatoire à la liberté». 

On le sent bien, nous sommes-là au cœur même de nos réalités ecclésiales, toujours un peu «tiraillées» par des débats sans fin, très souvent générationnels, sur obéissance et liberté, implicite et explicite… Peut-être la pensée du père Congar, rapportée au cours de ces journées par le frère Emile de Taizé, pourrait-elle nous être de quelque secours. La tradition chrétienne, disait le grand théologien, n’est pas autoritaire. Et le rapport au Magistère dépend étroitement de la situation des communautés. Si l’unité est faite, alors il convient d’éviter qu’elle ne se délite ; si l’unité est à faire, alors il faut être attentif à prendre en compte la diversité.

La difficulté ne vient-elle pas aujourd’hui du fait que, précisément, l’idée même d’unité est perçue différemment par les uns et par les autres ? Comme «réalité à protéger», notamment pour les jeunes catholiques des générations Jean-Paul II et Benoît XVI, en quête d’affirmation et de réassurance dans une société parfois perçue comme «hostile» au christianisme ; comme «projet à reconstruire» pour les générations précédentes qui restent meurtries par le «schisme silencieux» né pour partie d’une forme de frilosité et de suspicion de l’Eglise à l’égard du monde.

La nouvelle évangélisation suppose sans doute l’acceptation par les uns et par les autres, dans le respect de leur diversité, de «faire Eglise ensemble» au service de la mission. On peut lire l’exhortation apostolique du pape François comme une forme d’encouragement pressant et paternel.

René POUJOL

Membre du Conseil des Semaines sociales de France.

Les différentes tables rondes, filmées par KTO, sont accessibles sur internet

  1. Evangelli gaudium (la joie de l’évangile)
  2. ibid. par 14
  3. Propos tenus sur les ondes de RCF