Conférence sur l’Eglise

L’EGLISE EN SON MYSTERE PASCAL

Conférence donnée à l’Abbaye de Sylvanès le 9 avril 2009
à l’occasion des célébrations du Jeudi Saint
Par René Poujol, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire catholique Pèlerin

Chers amis,

Il n’est pas anodin de prendre ce temps de la réflexion sur le mystère de l’Eglise dans un double contexte. D’abord, en ce Jeudi saint, mémorial de la Cène qui fonde l’Eglise, mais également à ce moment précis de notre vie ecclésiale, marquée depuis plusieurs mois par des événements qui ont fait débat : motu proprio, levée des excommunications sur les quatre évêques lefebvristes, excommunications en lien avec un avortement au Brésil, polémiques autour de l’usage du préservatif dans la lutte contre le Sida. On a entendu, ici et là, à côté de fidèles défendant le Pape dans sa recherche d’unité, d’autres catholiques dire ne pas reconnaître là « leur » Eglise, même si ce possessif est toujours un peu ambiguë.

Revenir ce matin sur ces événements et sur leur signification est d’autant plus essentiel qu’ils ont, au moins pour une part, été créés par Benoît XVI. Or, le futur pape, alors cardinal Ratzinger, a toujours interprété la « crise » post conciliaire comme ayant sa source dans une vision erronée de l’Eglise. Nous percevons bien ici, déjà, la tension inévitable entre Eglise spirituelle et temporelle, avec le risque, à double face, de figer ou à l’inverse de bousculer inconsidérément, l’Eglise institution, toujours au nom de l’Eglise spirituelle.

La cène comme fondemement de l’Eglise

On s’est beaucoup interrogé sur l’origine du christianisme. Faut-il lui donner pour point de départ : la naissance de Jésus (l’incarnation), sa résurrection d’entre les morts ou encore l’avènement de l’Esprit saint à la Pentecôte ?

Faut-il lui donner pour fondateur non pas Jésus lui-même, né juif, avec pour seul projet de réformer le judaïsme de l’intérieur, mais Paul, l’apôtre des nations, élargissant aux « gentils » l’annonce de l’Evangile ?

Faut-il, plus audacieusement encore, selon la thèse contestable de messieurs Mordillat et Prieur, dans leur série télévisée l’Apocalypse, considérer que la naissance du christianisme intervient avec la conversion de Constantin en 360 ou sous Théodose, faisant en 380 du christianisme la religion officielle de l’Empire ? Avec pour conséquence visible un pape prenant le titre de Souverain Pontife jusque-là dévolu à César et ses conseillers se rassemblant en une « Curie » semblable à celle des sénateurs romains.

Mais s’interroger sur les origines du christianisme n’équivaut pas à se poser la question de la naissance de l’Eglise, même si les deux sont liés. Le jeudi qui précédait la Pâque juive, nous rapportent les Evangiles, Jésus réunit ses disciples pour ce qu’il savait être son dernier repas. C’est l’événement que nous célébrons en ce Jeudi Saint, la suite, chacun de nous la connaît : elle se résume dans les paroles mêmes du Christ : « Ceci est mon corps livré pour vous, prenez et mangez. Ceci est mon sang versé pour vous, prenez et buvez. Faites cela en mémoire de moi ». Nous voyons là l’instant fondateur de l’Eglise.

Par le pain et le vin consacrés, tout communiant devient ce qu’il reçoit : le corps et le sang du Christ. Il se trouve assimilé au corps du Christ dont il constitue l’un des membres. Désormais, et cela depuis vingt siècles, c’est ce mémorial de l’Eucharistie qui construit la communauté, sans cesse renouvelée. Entre la Cène initiale (passé) et le retour du Christ (futur), l’Eucharistie marque le temps de l’Eglise. D’une manière sacramentelle plus que symbolique, puisque « les sacrements réalisent ce qu’ils signifient» (1) l’Eucharistie prolonge l’Incarnation au travers des siècles. C’est-à-dire, la présence de Dieu dans l’humanité. Et cela selon la promesse faite par Jésus à ses disciples : « Je serai avec vous jusqu’à la fin des temps ».

Dans un livre admirable sur les sacrements (2) le père Bernard Sesbouë, jésuite, présente l’Eucharistie comme : « Un sacrement qui construit l’Eglise à travers les siècles et entend la conduire à la rencontre définitive de Dieu. Dans la vie bienheureuse, l’Eucharistie elle-même disparaîtra, pour faire place à la pure et simple réalité qu’elle signifie : la communion pleine, visible et sensible de l’humanité, devenue en sa totalité le corps du Christ avec Dieu. »
Chers amis, voilà bien un mystère insondable, difficile à formuler, ou plus exactement à pénétrer à travers l’écorce des mots cent fois prononcés : « corps mystique, présence réelle … »

Ne nous étonnons pas que le christianisme puisse apparaître à beaucoup de nos contemporains comme une religion complexe, difficile d’accès.
Et pourtant, au fond, quoi de plus immédiat à comprendre que cette idée de devenir ce que l’on accueille : le Christ, pour être tous ensemble l’Eglise, non pas « notre Eglise » mais « Son Eglise ».

La Cène est donc bien l’événement constitutif de l’Eglise, même si elle récapitule une longue histoire du Salut qui, depuis Abraham et Moïse, précède et annonce la venue de Jésus.

L’aujourd’hui de l’Eglise

Comment expliquer la crise profonde que traverse notre Eglise et que certains événements récents viennent de raviver, alors même que la volonté affichée de Benoît XVI était de « refaire l’unité » ?

Pour comprendre Benoît XVI, rien de tel que de relire Joseph Ratzinger. En 1985, dans un livre essentiel (3), le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi disait déjà sa conviction que la crise post conciliaire avait pour source une vision erronée de l’Eglise. Erronée car essentiellement sociologique là où la nature profonde de l’Eglise est surnaturelle.

Il est vrai que nous n’aurons jamais fini de nous interroger sur la double nature de l’Eglise et leur difficile articulation. Sacramentelle, « sainte » comme il est proclamé dans le Credo, ayant le Christ pour tête. Mais, dans le même temps : humaine, constituée d’hommes et de femmes pêcheurs. Et pour cette raison, Eglise « toujours à réformer » selon le Concile. (4)

La crainte de Benoît XVI est que l’individualisme libéral de notre siècle ne fausse notre regard. A cet égard il souligne comme regrettable la modification apportée à cette prière qui précède la communion. A la formulation initiale : « Ne regarde pas « mes » pêchés mais la foi de ton Eglise » a été substitué : « Ne regarde pas « nos » pêchés … Faut-il voir là un risque de dilution de la responsabilité individuelle dans une faute collective ? A lire le cardinal Ratzinger entre les lignes, on devine sa crainte de voir un jour certains catholiques tentés de formuler ainsi cette prière à Dieu : « Ne regarde pas les pêchés de ton Eglise, mais ma foi ».

Dans ses Entretiens sur la foi, il dénonce la remise en cause du concept d’obéissance : « On rejette le concept d’une autorité voulue par Dieu, autorité qui a sa légitimation en Dieu et non pas dans l’accord de la majorité des membres de l’organisation. Or l’Eglise du Christ n’est pas un parti, elle n’est pas une association, elle n’est pas un club. Sa structure profonde et intouchable n’est pas démocratique mais sacramentelle et donc hiérarchique. » (5)

Il faut relire de même, une série de conférences prononcées en 1990, notamment devant des évêques brésiliens, et qui viennent d’être publiées. (6) Joseph Ratzinger y reconnaît « la tension » qui existe, pour tout pape, entre « le don qui vient du Seigneur » et des « capacités humaines personnelles » toujours insuffisantes pour « être à la hauteur de son ministère ».

Mais à ses yeux cela ne suffit pas à remettre en cause la suprématie du ministère de Pierre, qu’il sait contestée. Notamment au travers du concept d’Eglise « Peuple de Dieu» qui lui semble être opposé de manière artificielle à l’Eglise institution dont le pape est la tête.Or, poursuit-il, si le « bon sens de la Foi » que chaque baptisé possède en lui comme une « anamnèse de l’origine » est bien fondé, encore a-t-il besoin d’être nourri, éduqué, validé par le Magistère de l’Eglise catholique. Donc par l’autorité suprême du pape.

On ressent bien ici une forme de prise de distance avec l’aspiration manifestée depuis Vatican II à une Eglise moins centralisée, plus collégiale, confiante, tenant compte, lorsque le dépôt de la Foi n’est pas en cause, des réalités contingentes aux diverses Eglises situées dans des sociétés et cultures singulières. Tout est dit, ou du moins l’essentiel. Car Benoît XVI reprend aujourd’hui à son compte la pensée de Joseph Ratzinger formulée dans les années 1990.

Des questions jaillies de Vatican II

Comment articuler ce souci de fidélité et d’unité avec l’héritage du Concile pourtant également soucieux de fidélité et d’unité ? Dans un ouvrage publié en 2000 (7) Timothy Radcliffe, Maître de l’Ordre dominicain, fait référence à la pensée du cardinal Newman qui, d’origine anglicane, s’est converti au catholicisme au XIXe siècle. « Le cardinal Newman disait (donc bien avant Vatican II) qu’il y a trois autorités dans l’Eglise : l’autorité de la TRADITION, l’autorité de la RAISON et l’autorité de l’EXPERIENCE, qu’il situait respectivement dans la hiérarchie, dans l’université et dans le peuple des fidèles. »

Le Concile reprendra cette intuition. Certes, il appartient au pape de diriger l’Eglise. Mais pas seul, en tenant compte de l’apport de l’ensemble de l’Eglise à sa réflexion sur elle-même. Aujourd’hui pourtant, l’exercice de la collégialité semble être resté en jachère.

De même l’Eglise semble-t-elle tentée de se penser sur un mode essentiellement ecclésiastique et clérical. La tendance lourde est à ne laisser aux laïcs que des rôles subalternes « d’adhésion et de consentement, au nom de l’obéissance de l’Eglise au Christ représenté par les clercs » (8). Et cela alors même que Lumen gentium (9) proclame que tout baptisé est « configuré » au Christ comme prêtre, prophète et roi et donc apte et invité à participer à la Mission de l’Eglise.

La raréfaction et le vieillissement du clergé, au moins dans nos pays de vieille tradition chrétienne, conduisent à des regroupements de paroisses qui soulèvent une vraie question en lien avec notre réflexion de ce matin : où est l’Eglise locale ? Là où se trouve le prêtre ? Ou plutôt partout où quelques chrétiens sont à même de se réunir pour la prière, assurés qu’alors « le Christ est au milieu d’eux » comme il l’a promis (Mat.18,20).

Le besoin de réforme permanente dans l’Eglise, dont la légitimité est reconnue par le Concile (Gaudium et Spes) se heurte à une forme de scepticisme, de réticence. Le cardinal Ratzinger déclare, en 1985, toujours dans ses Entretiens sur la Foi (10) : «C’est de sainteté et non de management qu’a besoin l’Eglise pour répondre à chaque époque aux besoins de l’Homme ». Les événements récents, déjà évoqués, semblent montrer qu’un peu de management n’aurait pas nui à la sainteté. D’autant que ce « besoin de réforme » n’est pas à entendre comme constat d’échec mais exigence d’une Eglise vivante, en route vers le Royaume, au sein d’une société elle-même changeante, en quête d’humanisation.

Dernier symptôme de ce malaise (mais on pourrait en évoquer bien d’autres) l’exercice de l’autorité dans l’Eglise suppose que l’enseignement du Magistère soit « reçu » par le peuple chrétien. C’est-à-dire accepté, car perçu comme en résonance profonde avec ce qu’il comprend de l’enseignement du Christ dans les Evangiles. Or, il est significatif, pour s’en tenir à cette seule illustration, que tous les synodes diocésains qui se sont tenus à travers la France, depuis deux décennies, ont mis en avant l’incompréhension d’une large partie des fidèles sur quatre points :
• l’interdiction des méthodes de contraception artificielle,
• l’interdiction permanente de l’accès à l’Eucharistie pour les divorcés remariés, alors même qu’ils font toujours partie de l’Eglise et que cette Eucharistie, nous l’avons dit, « construit » la communauté,
• le refus de reconsidérer l’obligation du célibat ecclésiastique ou, pour le moins, d’ordonner des hommes mariés,
• le refus d’élargir la place des femmes dans une Eglise où elles sont pourtant majoritairement engagées.

Permettez-moi de m’attarder un instant sur ces quatre objets de débat.

Bien des théologiens, à l’exemple du cardinal Cottier, qui fut le théologien particulier du pape Jean-Paul II, considèrent qu’en matière de contraception l’Eglise a franchi le pas lorsque Pie XII a reconnu aux couples chrétiens la légitimité d’une « maîtrise de la fécondité ». Dès lors, estiment-ils, la distinction entre méthodes naturelles et artificielles n’a guère de sens. C’était d’ailleurs la conclusion des Commissions successives, dont une composée exclusivement de cardinaux, mises en place par Paul VI, parallèlement au Concile qui avait été dépossédé de cette question. Conclusion dont il choisit de ne pas tenir compte dans son Encyclique Humanae vitae. Avec les conséquences ecclésiales que l’on sait.

Sur l’accès aux sacrements des divorcés remariés, les protestants ne connaissent pas nos difficultés, le mariage n’ayant pas pour eux valeur de sacrement. Mais les orthodoxes, qui partagent avec nous une même approche, ont su trouver, théologiquement, les voies d’un « pardon », au nom du Christ, qui réintroduit les divorcés remariés dans la vie sacramentelle.

Sur la question du célibat des prêtres, chacun admet que c’est là une question de « discipline ecclésiastique » et non d’institution voulue par le Christ lui-même.
Enfin, l’accès des femmes à plus de responsabilités dans l’Eglise se heurte toujours au lien établi au cours de l’histoire entre un certain nombre de fonctions et des ministères ordonnés réservés aux seuls clercs masculins « configurés au Christ ».

Il y a un cruel paradoxe à se dire que ces quatre pierres d’achoppement cristallisent une large part du malaise parmi les catholiques en France comme dans le reste de l’Europe et l’Amérique du Nord, alors même qu’elles ne touchent pas au dogme, à l’essentiel de la foi.

Elargir le sens de l’Eglise

Dans notre réflexion sur l’Eglise et son mystère, nous ne pouvons éluder deux questions qui furent également au coeur de Vatican II et qui travaillent profondément les consciences contemporaines.

La première concerne l’axiome hérité de Saint Cyprien de Carthage, au IIIe siècle : « Hors de l’Eglise point de Salut ». A l’époque, il s’agissait de ne pas accepter la validité du baptême hors de l’Eglise catholique. Aujourd’hui, cette affirmation nous interpelle à un autre niveau. Comment l’Eglise peut-elle être la médiatrice unique du Salut sachant qu’il est des hommes et des femmes qui, pour des raisons de contingence historique, n’ont pu avoir connaissance de la révélation ou croient ne pas pouvoir adhérer en conscience à la foi catholique ? A cette question, le Concile a répondu sans ambiguïté (11) : « Nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une manière connue de Dieu, la possibilité d’être associés au mystère Pascal » (sous-entendu : même en-dehors de l’Eglise instituée).

Cette position a été ultérieurement précisée par la Commission théologique internationale en ces termes (12) : « C’est à travers la vie, le témoignage de l’action quotidienne des disciples du Christ que les hommes sont conduits vers leur Sauveur. Certains, par la connaissance du signe de l’Eglise et la grâce de la conversion, découvrent qu’elles sont la grandeur de Dieu et la vérité de l’Evangile, de sorte que pour eux l’Eglise est tout à fait explicitement « signe et instrument » de Salut. D’autres sont associés par l’Esprit Saint d’une façon que Dieu seul connaît au mystère Pascal du Christ et donc aussi à l’Eglise ».

Dès lors, lorsqu’on parle, à juste titre, de l’Eglise comme Sacrement universel de Salut, c’est moins pour en déterminer la nature que la mission. Mais aussitôt surgit une inquiétude, dont on perçoit bien qu’elle trouble aujourd’hui le peuple chrétien jusqu’aux plus hauts responsables de la hiérarchie : « A quoi bon être missionnaire ? ». Redoutable question ! Mais peut-on renoncer à dire l’amour de Dieu aux hommes ?

La seconde question qu’il fallait aborder ici, même succinctement, est celle des « autres Eglises » chrétiennes et du dialogue oecuménique. Car si l’Eglise qui a le Christ à sa tête est sacrement de l’unité des chrétiens, comment supporter ce scandale que, de volonté humaine, subsiste la division ?

Toujours dans son même ouvrage, Maurice Vidal écrit (13) : « L’Eglise catholique a longtemps boudé le mouvement oecuménique, car elle n’envisageait la fin des séparations que comme un retour des individus à la mère Eglise. » C’était encore la position de Pie XII, avec laquelle Jean XXIII voulut rompre au Concile. Dans une version, actualisée en 1964, du texte Lumen Gentium on peut lire : l’Eglise du Credo (« Je crois en l’Eglise, Une, Sainte, Catholique et Apostolique ») : « subsiste dans l’Eglise catholique, bien que, en-dehors de l’ensemble organique qu’elle forme, se trouvent de nombreux éléments de sanctification et de vérité. » Un pas décisif a donc été franchi par rapport à l’époque où l’Eglise catholique revendiquait « d’être », et elle seule, l’Eglise du Credo.

On sait que l’Eglise catholique a toujours reconnu l’orthodoxie comme constituée d’Eglises soeurs. La question était plus délicate concernant les communions nées de la Réforme. Or, successivement, deux textes, l’un de 2000 (Dominus Iesus), l’autre de juin 2007, ont cru devoir trancher dans un débat volontairement laissé en suspens par Vatican II. L’un et l’autre refusent la qualification d’Eglises aux communautés ecclésiales « qui n’ont pas gardé la succession apostolique ni l’Eucharistie valide ». Décisions qui ont jeté la consternation chez nos frères protestants.*

Pour autant, le dialogue oecuménique reste bien vivant. Et nul n’imaginerait, dans la vision qu’il se fait de l’Eglise du Christ, exclure des chrétiens appartenant à ces autres confessions. Il arrive que, là encore, le « bon sens de la Foi » des fidèles précède les nécessaires rapprochements et éclaircissements théologiques.

Ainsi, nous voyons combien l’Eglise, en renonçant à prétendre recouvrir la totalité de l’histoire de l’humanité, n’en est que davantage fondée à affirmer sa mission propre : être signe du Salut offert à tous les hommes, être témoin de la tendresse de Dieu. Or, certains s’interrogent : est-ce réellement le visage qu’elle donne de nos jours ? Constatons qu’il y a pour le moins incompréhension, jusque et y compris parmi les catholiques.

Chers amis, autant de questionnement nourrissent, nous le savons, bien des malaises voire des dissensions. Faut-il pour autant changer d’Eglise, comme la tentation pourrait parfois nous en traverser l’esprit ? Une anecdote nous permettra de répondre à cette question, avec tout l’humour nécessaire.

Au XVIe siècle, Luther proposa à Erasme de Rotterdam, d’embrasser la Réforme protestante. En 1526, le grand humaniste lui répondit, dans une lettre (14) : « Je sais que dans cette Eglise que vous autres appelez papiste, il y en a beaucoup qui me déplaisent, mais de pareils j’en vois aussi chez vous. On supporte plus aisément les défauts auxquels ont est habitué. Par conséquent, je supporte cette Eglise jusqu’à ce que j’en aperçoive une qui soit meilleure et elle est bien obligée, elle, de me supporter, jusqu’à ce que je devienne, moi-même, meilleur. »

L’Eglise, certes, est imparfaite, écartelée entre ses natures divine et humaine, mais le message de l’Evangile, qui nous fait vivre, serait-il parvenu jusqu’à nous si, malgré ses imperfections, ses trahisons parfois, l’Eglise ne l’avait pas transmis au travers des siècles ?

L’Eglise dans le mystère Pascal

De son long cheminement à travers l’histoire des hommes il me semble que notre Eglise a su tirer une conscience plus claire, plus humble, de la tension qui existera toujours entre sa nature, sa mission, et ses humaines faiblesses. Cette lucidité ne constitue pas une fragilité mais une force. Aujourd’hui, comment ne pas y voir le signe de l’Esprit ?

L’Eglise devrait accepter de considérer qu’elle N’EST PAS LA VERITE. La vérité, c’est le Christ, et cette vérité irradie bien au-delà de la seule Eglise catholique.
L’Eglise devrait accepter de reconnaître qu’elle N’A PAS LA VERITE. Car la vérité ne se possède pas, ne s’enferme pas, fut-ce dans des dogmes. Elle se cherche infiniment. Si le temps de la Révélation s’est définitivement clos à la mort du dernier apôtre, la compréhension que nous en avons, elle, est continuellement à parfaire au cours des siècles.

En revanche, l’Eglise peut réaffirmer, avec assurance, qu’ELLE EST DANS LA VERITE, humble servante de la vérité parmi les hommes et les femmes de ce temps. Mais avec quelle présence au monde, fondée sur quel exercice de l’autorité ?

Dans un livre publié en France en 2002, le cardinal Danneels archevêque de Malines-Bruxelles, évoque l’image du chef de camp de jeunes qui, à l’heure de la veillée, veut réunir sa petite troupe. Il peut, écrit le cardinal, multiplier les coups de sifflet… sans aucun effet. Mais, dit-il, il lui suffira d’allumer le feu et alors il verra les jeunes se regrouper, spontanément et en silence, autour de la flamme. Et le cardinal de conclure : « Il y a une évangélisation par prédication, mais il existe aussi une évangélisation par irradiation. » (15)

En octobre 1999, Timothy Radcliffe, fut invité à s’exprimer, au Vatican, devant le Synode des Evêques sur l’Europe. Rappelons-nous le contexte : une grande inquiétude face à la sécularisation qui marque le vieux continent, à l’Est comme à l’Ouest. Chez certains même la crainte d’une forme d’apostasie. Comment, dès lors, refonder l’autorité de l’Eglise ? Timothy Radcliffe choisit de conclure sa méditation sur l’épisode des Pèlerins d’Emmaüs. Découragés par la mort du Christ sur la croix, ils ont quitté Jérusalem, s’éloignant de la communauté des disciples, comme de nos jours tant de chrétiens « déçus ». En route, Jésus chemine avec eux. Il les écoute et les instruit sur les Ecritures. Mais leurs yeux ne se décillent pas. C’est à table, le soir, au cours du repas, qu’ils « le reconnurent à la fraction du pain ».

Et Timothy Radcliffe de conclure, à l’intention des évêques venus de toute l’Europe : « Le récit d’Emmaüs culmine avec le retour des disciples à Jérusalem pour proclamer ce qu’ils ont vu. La crise d’autorité est résolue, non pas par leur soumission, mais par leur proclamation. Eux-mêmes deviennent autorité. » (16)

Dans son livre Une Eglise condamnée à renaître (17) écrit avec le père Philippe Baud, notre ami le père André Gouzes dit pour sa part : « Ce n’est donc pas comme une organisation qu’il nous faut aujourd’hui commencer à repenser l’Eglise, mais comme communauté de témoins. Une communauté de gens qui choisissent la douceur plutôt que la violence, le partage plutôt que le profit, l’amour plutôt que la haine, le pardon plutôt que la vengeance, qui choisissent l’espérance plutôt que le désespoir… »
Chers amis, la tentation est forte parfois de tourner le dos à cette Eglise qui ferait écran à l’Evangile ou, à l’inverse, de fermer les yeux sur ceux qui la quittent, parce qu’ils ne seraient déjà plus catholiques.

Après les événements que nous venons de traverser et que j’évoquais au début de mon propos, je perçois ces deux tentations : d’abandon ou de replis, dans le courrier des lecteurs de Pèlerin, l’hebdomadaire dont j’assume la charge. Les uns et les autres sont en souffrance. Les uns ont mal à leur pape, les autres à leur Eglise. La souffrance des premiers ne doit pas occulter la souffrance des seconds. Elles doivent pouvoir s’exprimer librement. Trop longtemps, dans notre Eglise, on a préféré « ne pas dire les choses », au motif de ne pas diviser le peuple chrétien.

Dans le même temps, j’ai envie de dire à mes lecteurs, comme à vous ce matin, contre toutes les tentations de divisions : « Jamais les uns sans les autres ». Notre Eglise catholique a-t-elle encore les moyens de vivre une nouvelle hémorragie, un nouvel enfermement ?

Peut-être, dans son existence historique, l’Eglise universelle, présente de par le monde au travers d’Eglises locales, n’échappe-t-elle pas au mystère Pascal de la mort et de la résurrection. Certaines d’entre elles, en Asie, Afrique ou Amérique latine, connaissent aujourd’hui la fécondité du Jeudi Saint. D’autres, au Proche-Orient ou ailleurs, les souffrances du Christ et le martyr de la Croix. D’autres encore, chez nous : le silence, l’absence, le grand vide du Samedi où Jésus descendit aux Enfers. Sans doute l’Esprit est-il mystérieusement à l’oeuvre pour les aider à construire ensemble l’Eglise confessante du matin de Pâques. Il ne le fera pas sans notre acquiescement et notre engagement.

© René Poujol/Pèlerin
Rene.poujol@bayard-presse.com

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(1) Maurice Vidal, A quoi sert l’Eglise, Bayard 2008, p. 67
(2) Bernard Sesbouë, Invitation à croire II, Des sacrements crédibles et désirables, Cerf 2009, p. 154
(3) Cardinal Ratzinger, Entretiens sur la foi, avec Vittorio Messoni, Fayard 1985
(4) Gaudium et Spes, n° 43
(5) Cardinal Ratzinger, ibid p. 54
(6) Benoît XVI-Joseph Ratzinger, l’Eglise une communauté toujours en chemin, Bayard 2009
(7) Timothy Radcliffe, Je vous appelle amis, Cerf 2000
(8) Maurice Vidal, ibid p. 149
(9) Lumen Gentium n° 31
(10) Cardinal Ratzinger, ibid p. 59
(11) Gaudium et Spes, n° 22
(12) Cité par Maurice Vidal, ibid p. 135
17/04/2009 8
(13) Maurice Vidal, ibid p. 216
(14) Cité par Maurice Vidal, ibid p. 96
(15) Godfried Danneels, Franc parler, DDB 2002
(16) Timothy Radcliffe ibid
(17) André Gouzes, avec Philippe Baud, Une Eglise condamnée à renaître, Ed. Saint-Augustin, 2001

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