Et si, concernant l’avortement l’obscurantisme était surtout dans le refus du questionnement éthique ?
Cet article a été repris sur le blogue A la table des chrétiens de gauche, que je remercie, sous le titre : Avortement : le droit de souffrir dans la dignité.
L’entre-deux tours des primaires de la droite voit ressurgir le débat sur l’avortement, dans des conditions pour le moins douteuses. Que l’on soit en droit de savoir ce qu’un candidat à la Présidentielle (ici François Fillon), pense sur cette question, est effectivement légitime. Mais lorsque la journaliste Léa Salamé, ce mardi matin sur France Inter, s’étonne auprès du porte parole du député de Paris que François Fillon puisse se dire «hostile à l’avortement à titre personnel» tout en respectant la loi sur l’IVG… voilà un étonnement qui, en retour, étonne !
Ethique de conviction et éthique de responsabilité
Si l’on suit bien le raisonnement il n’y aurait pas de place pour le moindre écart entre la loi de la Cité et la conscience propre du citoyen. A plus forte raison pour un responsable politique de premier rang. Ce qui consiste à réfuter la distinction classique du sociologue allemand Max Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Or cette distinction est non seulement légitime mais nécessaire à la bonne santé morale de toute personne comme de toute communauté humaine. Si le moral se confond avec le légal où trouver le moteur du progrès éthique ? Pour prendre un seul exemple, certes éloigné de notre propos : si le montant du salaire minimum légal est considéré « par principe » comme moral (précisément parce que légal), sur quoi fonder la revendication de son augmentation ? C’est bien parce que son caractère moral peut sans cesse être reévalué que le légal est susceptible d’ajustements permanents.
La loi n’a pas autorité pour dire le bien et le mal, le vrai et le faux
Il y a dans le refus de cette dialectique, une forme de simplisme, de démission de la pensée, voire de totalitarisme qui domine aujourd’hui notre vie démocratique. Un simplisme lourd de conséquences idéologiques en ceci qu’il tend à substituer à la conscience libre – donc plurielle – des individus, une Vérité unique, officielle, qui se confondrait avec les lois de la République. Or, sans contester le principe de la souveraineté populaire, on peut objecter que le rôle de la loi est de définir le permis et le défendu, qui peuvent varier au gré des circonstances, pas de dire le bien et le mal, le vrai et le faux qui sont d’une autre nature et n’ont pas à être soumis à la ratification populaire. De sorte que dans une démocratie digne de ce nom les citoyens devraient pouvoir, en permanence, interpeller le législateur qui définit ce permis et ce défendu, en fonction de ce qu’ils comprennent, en leur âme et conscience, du bien et du mal, du vrai et du faux.
«L’avortement doit rester l’exception» (Simone Veil, 1975)
Concernant l’avortement, la loi Veil de 1975, il faut sans cesse le rappeler, était une loi de dépénalisation concernant les situations de détresse. « Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde ce caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager ? » Le discours de la ministre était clairvoyant. Par glissements législatifs successifs, l’avortement s’est banalisé au point d’être aujourd’hui revendiqué comme un droit sans conditions. Au point de faire considérer comme franchement réactionnaire celui qui se réfère encore… à la loi Veil.
Il est inscrit dans la morale laïque et républicaine – en fait dans la morale universelle – que la liberté des uns s’arrête ou commence la liberté des autres. Et donc que les droits des uns peuvent être légitimement interrogés au nom du droit des autres. Lorsqu’on évoque, à propos de l’avortement, «le droit de la femme à disposer de son corps» on peut objecter que l’embryon n’appartient pas au corps de la femme. Ce n’est pas la morale catholique mais la science biologique qui nous enseigne que son ADN, son code génétique, font de lui un être singulier – fut-il en devenir – qui tient de sa mère et de son père biologiques. Et cela indépendamment de l’existence ou non d’un projet parental.
Un «droit acquis» sur lequel s’interroger… sans cesse
Cela ne signifie pas que tout avortement soit illégitime en tant que tel (1) compte tenu des circonstances. Dans ce même discours historique à la tribune de l’Assemblée, Simone Veil poursuivait : «Je voudrais vous faire partager une conviction de femme – Je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes.» Voilà bien ce qu’il faut en permanence conserver à l’esprit.
Mais cette observation même devrait, pour la société, être porteuse d’exigences. Si aucune femme ne recourt à l’avortement par plaisir, peut-on limiter la «réponse sociale» au seul bon fonctionnement des centres d’IVG ou à un travail de «déculpabilisation» de la femme qui avorte ? Comme si son ressenti profond n’était jamais que le reliquat regrettable d’une vieille morale judéo-chrétienne totalement dépassée. L’avortement, vécu comme une épreuve physique, psychologique et morale par la plupart des femmes, ne justifierait-il pas en amont que l’on s’interroge sur sa prévention et sur la part de responsabilité qui incombe au partenaire masculin, voire sur de possibles alternatives ? Au lieu de se contenter de le gérer comme un mal nécessaire voire comme une conquête du droit des femmes ?
Nul n’est obligé de partager la morale catholique. Mais si la distinction entre pratique légale et exigence éthique est effectivement nécessaire à la bonne santé morale d’une société, peut-on se résigner à considérer que l’avortement constituerait un simple droit acquis sur lequel il n’y aurait plus lieu de s’interroger ? Le droit de « souffrir dans la dignité » ? Obscurantisme, accuseront certains ! Je tiens pour ma part que le pire obscurantisme est de congédier la raison qui nous demande d’être toujours en questionnement, en prétextant de la souveraineté de la délibération démocratique.
(1) Je n’ignore bien évidemment pas que pour l’Eglise catholique la vie commence dès la conception et donc que toute suppression de cette vie en devenir est considérée moralement comme un meurtre. Un enseignement que je reçois personnellement avec «la liberté des enfants de Dieu». Une liberté qui me fait adhérer à l’idée d’éthique de responsabilité chère à Max Wéber, et qui ne me permettra jamais d’assimiler un avortement à un infanticide. Dans sa pratique pastorale et canonique, l’Eglise a d’ailleurs longtemps considéré différemment l’avortement de l’embryon et celui du fœtus. Quant au pape François il vient, dans une lettre apostolique du 20 novembre marquant la fermeture de l’année de la Miséricorde, de reconnaître de manière permanente aux prêtres le droit d’accorder le pardon pour l’avortement là où la gravite de la faute aux yeux de l’Eglise justifiait précédemment une procédure plus lourde, l’acte d’avortement étant considéré comme entrainant l’excommunication de manière automatique, sans qu’elle ait à être prononcée.
© René Poujol
Photo © Dunca Daniel
Article remarquable. Il dit tout, posément et bellement. Merci à vous !
Article lu avec un mélange de plaisir, d’intérêt pour son habituelle mesure et d’agacement, parce que la question du meurtre est abordée en fin d’article mais expédiée, or c’est bien sûr la plus difficile : que « le permis et le défendu puissent varier au gré des circonstances », comme vous le dites, doit avoir ses limites. Sinon, on n’y comprend plus rien, comme c’est le cas aujourd’hui où, comme vous le déplorez, on ne peut plus interroger la question de l’avortement.
Et surtout la précision finale (écrite en rouge et concernant le vote Fillon/Juppé) était inutile; elle nuit au propos, cher René, en brouillant les cartes que vous aviez pourtant essayé de distinguer.
Je ne vois pas en quoi le PS final brouille quoi que ce soit. L’article vaut pour son argumentation, point ! Que sur cette question mon analyse soit plus proche de celle de François Fillon que de celle d’Alain Juppé ne m’oblige aucunement à donner ma préférence au premier, dans la perspective de la Présidentielle, sauf à ratifier la notion de « non-négociable » que j’ai toujours refusée, à propos d’une question qui par ailleurs ne fait pour l’heure l’objet d’aucune proposition électorale de la part d’aucun candidat.
Je me suis sans doute mal exprimée. Bien sûr que votre article vaut pour ce qu’il dit!
Mais justement, son intérêt était d’exister indépendamment de toute référence à une préférence politique, parce que les questions qu’il pose débordent largement cette élection.
C’est tout.
Marie
Peut-être avez-vous raison. Je retire donc ce PS que j’avais initialement inserré en fin d’article (et que je ne publie ici que pour la compréhension de notre échange par les lecteurs de ce blogue. J’y écrivais :
PS. Est-il besoin de préciser ici que cet article ne vaut aucunement soutien à la candidature de François Fillon, ayant personnellement choisi de soutenir celle d’Alain Juppé.
Vous voyez, il m’arrive même d’écouter mes lecteurs.
Je suis bien ennuyée de la tournure que prend le débat : il y a d’autres problèmes qui me semblent aujourd’hui plus cruciaux : les migrants, l’Islam, la sécurité – et là, c’est une autre paire de manche – les batailles sur « l’avortement » risquent de les camoufler… je mets ici des guillemets car je préfèrerais, comme Simone Weil, qu’on parle d’écouter les femmes concernées… Souvent on renvoie dos à dos ces deux natures de questions : sociales ou « sociétales », avec les bons d’un côté les méchants de l’autre et réciproquement.
Permettez moi de reprendre ici la réponse que je viens de faire à l’instant, sur le réseau Facebook, à un lecteur qui m’interpellait dans le même sens : Nous ne sommes qu’au début d’une pré-campagne et j’entends bien mettre l’accent sur les sujets que vous évoquez. Pour autant si j’aborde ce sujet c’est qu’au-delà du seul avortement la confusion entre le légal et le moral marque profondément notre société y compris dans les domaines que vous considérez à juste titre comme essentiels. Et puis, il me semble important, au moment où les médias font, à travers François Fillon, du catho bashing, de rappeler que nous sommes des citoyens capables de raisonner sainement et que nous n’accepterons pas éternellement et sans broncher qu’on nous considère comme des demeurés et des réactionnaires !
Cher René
juste un regret dans ce mot l’absence une fois de plus d’un mot sur le géniteur comme si l’embryon était uniquement féminin.
Si la femme demande une IVG c’est souvent en raison du non de l’homme car comme vous l’avez dit la femme le vit difficilement dans son corps et son coeur . A ce stade l’embryon n’est qu’une idée abstraite pour l’homme alors qu’il est presque toujours la chair de la chair des femmes .
Mauvaise lecture, Claudine. Dans l’avant-dernier paragraphe j’évoque : « la part de responsabilité qui incombe au partenaire masculin ».
Oui René mais il n’est jamais dit que c’est un couple qui décide le plus souvent l’IVG ou même un homme, ou la fuite d’un homme .
Ni qui subit l’IVG ou la grossesse indésirée qu’elle assumera souvent seule ainsi que l’éducation des enfants , le travail, une retraite souvent bien inférieure …….?
Autrefois le temps n’était guère plus favorable : grossesses multiples, morts des enfants en bas âge, tutelle de la femme…..
Il y a encore une immense prise de conscience de la société et de l’Eglise sur cette injustice profonde .
Il me semble que toute prise de position sur l’avortement devrait s’assortir d’une réflexion et d’une prise de position aussi sur l’accès à la contraception et même… l’accès à l’information sur la contraception, à la fois scientifique et humaniste. C’est très important et semble-t-il mal fait dans notre société, aussi bien pour les garçons que pour les filles, depuis des décennies.
Quand on sait combien l’ignorance imposée aux femmes, ignorance de tout ( ni maths ni latin, ni sciences ) ignorance surtout de leur propre corps, de leur sexualité , de la conception etc a été quelque chose de capital ( résumons : pour maintenir le pouvoir « patriarcal »), il faut se méfier de la manière dont le thème de l’avortement revient brusquement hors de tout contexte.
C’est bien le marqueur d’une certaine forme de société qui revient. Ou qui tente de revenir.
J’adhère totalement à cette mise au point de René Poujol. Néanmoins, il vaudrait la peine de ne pas laisser croire que la réserve éthique sur l’avortement soit l’affaire de la seule Eglise catholique. Tout d’abord, il y a d’autres chrétiens, parfois plus restrictifs, et puis il y a d’autres religions. Le respect de la vie n’est du reste pas une révélation propre au christianisme ou aux religions. Cela ressort de la morale ordinaire de beaucoup de peuples et, pendant longtemps, de la loi républicaine. Les catholiques ne sont pas des maniaques d’une morale qu’ils seraient seuls à avoir inventée et défendue.
Merci pour ce texte clair de mise au point sur l’articulation entre la loi et l’éthique.
Merci à vous pour ce texte clarifiant – clarifier est toujours un énorme service rendu. Juste deux détails, à propos de cette phrase de votre note: » pour l’Eglise catholique la vie commence dès la conception ». D’abord, la question n’est pas celle de « la vie » – qui est biologique – mais de la vie humaine. Ce n’est pas une simple question de vocabulaire: il n’est pas sans conséquence de se soucier de « la vie », ou de « la vie humaine ». Ensuite: faire commencer la vie humaine à la conception, c’est la position de la hiérarchie catholique et de nombreux catholiques d’aujourd’hui – mais cela n’a pas été toujours le cas. On rappelle régulièrement, et à juste titre, l’opinion de Thomas d’Aquin, dans la ligne d’Aristote, pour qui il y a une progression de l’embryon vers l’humanité, et non une humanité immédiate. Il faisait donc précisément la différence entre la vie et la vie humaine . Cette voie d’une « ontologie progressive » correspond d’ailleurs très souvent au « sens vécu » des personnes. C’est pourquoi, comme vous le dites, un avortement n’est pas un infanticide (pas plus qu’une euthanasie n’est un homicide), parce qu’un embryon n’est pas un bébé: il y a là un abus de langage inacceptable, violent. (PS: je suis prof. de philosophie morale dans une université catholique !)
Je souscris tout à fait à votre commentaire. Si j’ai choisi pour cette simple note l’expression indiquant que pour l’Eglise catholique « la vie commence dès la conception » c’est bien parce qu’en effet, elle semble ne plus retenir aujourd’hui la distinction que vous évoquez entre vie biologique et vie humaine. C’est bien pour montrer qu’il n’en avait pas toujours été ainsi que j’ai introduit l’idée, dans le passé de l’Eglise, d’un jugement moral différencié selon que l’avortement portait sur l’embryon ou le fœtus… ce qui recoupe l’analyse de votre commentaire dont je vous remercie.
En droit l’avortement est non pas un droit au sens commun mais une possibilité. La question morale pour la société a été traitée par la loi Veil puis a dérivé. Il fallait s’y attendre et S. Veil le savait, elle savait que le plus dur de sa tache était d’embrayer! La loi ne serait pas passée sans ces précautions. La distinction éthique morale me parait a priori suspecte quand n’est pas défini en quoi l’une diffère de l’autre, et cela depuis que j’ai vue à l’œuvre cette distinction dans le business quand l’éthique sert de cache-sexe à l’amoralité. En vrai, le couple -y compris défaillant comme dit Claudine, y compris le couple de parents d’une jeune fille enceinte- est face à un choix moral, au sens commun. Ce choix relève de l’intime et ceux qui y sont confrontés (je vois des personnes, là) savent qu’ils mettent en jeu leur couple, l’enfant à venir et les enfants déjà là, et le principe même de la vie. Faire d’un tel sujet, surtout par allusion, un sujet de campagne électorale, porte atteinte à la souffrance de ceux qui ont été et sont face à cette décision intime. Cette indécence ne relève pas la dignité d’un futur Président.
La question « morale » n’a pas été traitée par la loi Veil. La société a « botté en touche » si ‘l’on peut dire, lâcheté et mensonge, en laissant chacune décider selon « sa » morale », au mépris de l’évidence à la fois scientifique et éthique que l’embryon ou le foetus ne peuvent pas être « RIEN », réalité négligeable que la société n’aurait ni à reconnaître, ni à défendre. Pour un chrétien, ou un athéé simplement rationnel et raisonnable, c’est la loi du plus fort qui, ici, l’a emporté , mais justement comme l’a très bien établi JJ Rousseau, il n’y a pas de « droit du plus fort », la force est un fait, ce n’est pas un droit. Le choix du couple ne relève pas que de l’intime, ni même d’une option religieuse, puisqu’il s’agit du droit du plus faible .Le premier droit de l’homme est le droit à être, respecté, droit à ce qu’on ne lui fasse pas de mal. La loi Veil relève ici d’une modernité où la société se donne le droit de décider par une simple majorité qui est un homme…à partir de quand…. selon sa logique qui est que toute loi n’est qu’une simple convention, contrat relevant de nos seuls intérêts majoritaires : nous avons raison puisque nous sommes les plus nombreux, c’est à dire les plus forts , ce que malheureusement on appelle la « démocratie » hors toute transcendance !
Adversaire résolu de l’avortement au nom de la raison , comme de ma foi, j’aimerais au moins que me soit reconnu le droit à ne pas le financer par mes impôts ou cotisations sociales, et ce au nom d’une légitime objection de conscience. Mais le totalitarisme « soft » de cette société me l’interdit, comme bientôt d’oser dire la vérité. Cette lâcheté et ce mensonge sont au principe d’une société tôt ou tard condamnée par sa pollution des esprits et des coeurs, retour au paganisme antique et à la fin de l’empire romain ! Quant à la décision intime d’une femme ou d’un couple….que celui qui, n’a jamais péché leur jette la première pierre , il m’appartient de leur dire la VERITE, sans me prétendre leur juge !