Des bords du Gange nous vient un livre de braise qui interroge de manière radicale notre vivre-ensemble.
«Prêtre à Bénarès» (1) Si, en d’autres temps, j’avais aperçu ce titre sur la table d’un libraire – hypothèse de moins en moins probable – sans doute aurai-je ressenti une forme de nostalgie pour toute une littérature édifiante de mon enfance catholique peuplée de Pères blancs partis évangéliser l’Afrique . Et j’aurais feuilleté l’ouvrage voisin… sur les défis de la sécularisation dans le monde occidental. Mais voilà que l’auteur est un ami. (2) C’est de lui qu’il est question dans les pages du livre. De sa vie dans la cité sacrée de l’hindouisme. Je pressentais en l’ouvrant que j’allais pénétrer au cœur de son existence, au plus profond de sa vocation missionnaire, que j’allais y trouver réponse à des questions jamais posées lors de nos trop rares rencontres… et sans doute conforter nos liens d’amitié. J’ignorais que je tenais là un livre de braise sur cette foi qui nous est commune et sur l’universalité de l’Eglise. Un livre qui me parlait aussi de moi, de nous, sans concession. Une parfaite illustration de la parole du pape François, cent fois reprise, et notamment dans ses entretiens avec Dominique Wolton : « Nos propres périphéries internes nous font mieux voir la réalité que le centre.» (3)
LE LIVRE EST EN VENTE DANS LE CADRE DE L’EXPOSITION
« LA QUETE DE L’ABSOLU »
AUX MISSIONS ETRANGERES DE PARIS, 128 RUE DU BAC, PARIS 75007
IL SERA DISPONIBLE EN LIBRAIRIE A PARTIR DU 19 AOUT
Yann Vagneux a découvert l’Inde à Madras, à l’âge de 21 ans, avec une équipe de quatre compagnons, engagés dans une même vie communautaire de prière et d’amitié. Ce fut un coup de cœur. Définitif ! De ce jour il est retourné régulièrement en Inde. Quinze ans plus tard, devenu prêtre des Missions Etrangères de Paris (MEP), il s’installait sur les rives du Gange où il vit désormais. Le livre qui parait aujourd’hui rassemble des textes rédigés d’abord à Paris et à Rome, au début des années 2010, puis longuement mûris dans la solitude de son logis de Bénarès ou à Kathmandou lorsque la fournaise indienne lui fait prendre le chemin des Himalayas et des sources du Gange.
Héritier d’un trésor qui ne pouvait que disparaître
Une pensée habite l’auteur à l’heure de témoigner : celle de n’être qu’un humble héritier. «Il est difficile de parler à la première personne, après le témoignage des sœurs et des prêtres qui m’ont précédé sur les bords du Gange.(…) En 2007, les Missions Étrangères m’ont nommé pour l’Inde, presque quatre décennies après Henri Bonal, le dernier confrère envoyé dans ce pays avant moi. (…) Je me suis retrouvé à la confluence de nombreuses saintetés chrétiennes données au peuple indien et je suis devenu mystérieusement héritier d’un trésor qui, à vue purement humaine, ne pouvait que disparaître.»
Ce qui explique que les premiers chapitres du livre soient consacrés à ses prédécesseurs : Jules Monchanin (1895-1957) et Henri le Saux (1910-1973) qu’il n’a connu qu’à travers leurs écrits mais aussi Pierre Ceyrac (1914-2012) qui lui dit un jour de 1999 – il avait alors 23 ans – : « c’est à toi maintenant de continuer leur chemin ». Dans son apprentissage de l’Inde il se nourrit de la pensée de Giorgio Bonazzoli (1934-2015) ou de Raimon Panikkar (1918-2010) qui l’ont également précédé là, dans les années 1960-1970. A une époque où le poète Allen Ginsberg, fondateur de la Beat Génération et de la contre-culture américaine et son compagnon Peter Orlovski prenaient la route de Bénarès et de Kathmandou sur la trace du célèbre roman d’Hermann Hesse : Siddhartha, suivis par des milliers de jeunes hippies dont la quête spirituelle était sincère, même si la drogue et le sexe avaient aussi leur part dans l’aventure.
De même, dans une approche plus large de la présence missionnaire en milieu non-chrétien, se nourrit-il des réflexions de Louis Massignon, Charles de Foucauld, Pierre Claverie ou Serge de Beaurecueil en terres d’Islam. Et il se souvient à chaque instant qu’aujourd’hui encore d’autres que lui incarnent en divers lieux du monde, cette intuition que dans la quête des hommes, fussent-ils hindous, bouddhistes ou musulmans : « Rien de ce qui est grand et saint n’est étranger au cheminement du Sauveur qui a tout récapitulé dans son amour.» Et que c’est là ce qui fonde son ministère de «prêtre des non-chrétiens».
Sur les bords du fleuve
A Bénarès «porte de l’éternité», sorte de « gué entre le monde des hommes et celui des dieux », Yann Vagneux vit dans un modeste logis composé d’une chambre et d’un oratoire, au cœur même du quartier sacré. Il croise quotidiennement des milliers de pèlerins qui descendent au Gange pour s’y baigner. Certains nourrissant le désir secret de mourir là, ce qui leur assurera d’échapper au samsara – cycle sans fin des naissances et des morts – et donc de connaître la délivrance. Chaque matin, il s’éveille au chant du muezzin de la mosquée voisine dans une ville six fois conquise par les musulmans qui représentent 35% de la population.
Puis il va dire la messe dans l’une ou l’autre des trois petites communautés de religieuses qui, avec lui, représentent ici la seule présence chrétienne. (4) Elles incarnent à ses yeux un «apostolat de la bonté» d’une totale gratuité. Ce qui lui fait écrire, avec admiration : «Cette dynamique de justice et de tendresse, de contemplation et de démarche vers les autres, est ce qui fait d’elles un modèle ecclésial pour l’évangélisation.» Il y a dans ce mot “contemplation“ une clé essentielle. A ceux qui pourraient considérer que le service du frère est à lui seul un témoignage suffisant de notre appartenance au Christ, il nous dit : « Ce que nous demandent nos frères hindous et musulmans est d’être des hommes de prière, des hommes et des femmes de Dieu. » Bref, paradoxalement, dans un pays où tout prosélytisme chrétien est banni, leur attente à l’égard du missionnaire catholique est pourtant de nature spirituelle avant que d’être de l’ordre de l’humanitaire ou de la charité.
Frère en sacerdoce des prêtres brahmanes
Aussi, célébrer l’eucharistie dans une ville aux huit religions (5), riche de plus de trois mille sanctuaires hindous et de mille quatre-cents mosquées et tombeaux soufis, est pour lui une «préfiguration de la récapitulation en Christ de toute la quête spirituelle qui emplit chaque recoin de Bénarès.» Au point de se «reconnaître frère dans le sacerdoce « cosmique » avec les prêtres brahmanes ou les maulanas des mosquées.» Puis vient le temps de l’adoration dont on devine qu’elle lui tient lieu de respiration spirituelle, à travers ce « mouvement incessant qui va de l’hostie au visage des hommes. »
Plus tard, dans la matinée, il s’adonne à l’apprentissage de l’hindi et du sanskrit, indispensables passeports pour comprendre de l’intérieur le petit peuple de Bénarès comme le cercle plus restreint des brahmanes et leur quête religieuse commune. Et pouvoir se faire proches d’eux, en amis. Car : «Pas de véritable transmission de l’Evangile sans dialogue préalable et il n’est pas de dialogue véritable sans amitié entre l’évangélisateur et ceux qu’il rencontre». On croirait entendre ici Pierre Claverie, évêque martyr en terre d’Islam, dont le fr Adrien Candiart reprend les propos dans sa pièce Pierre et Mohamed : « Avant le temps du dialogue il faut le temps de l’amitié » (6) Mais tout autant le pape Paul VI auquel on doit, déjà dans les années 1960, cette formule : « Le climat du dialogue, c’est l’amitié. »
Pasteur des non-chrétiens
A ceux qui l’interrogeraient : «Père Vagneux, combien de conversions ? Combien de baptêmes ?» il répond, par la bouche de son prédécesseur Giorgi Bonazzoli : «Je ne suis pas là pour les convertir (…) mais je veux totalement leur être un frère et un ami. Je suis avec eux au nom de cette fraternité qui jaillit de l’unique fraternité de Dieu.» Michel de Certeau écrivait : « Le mouvement missionnaire n’a pas essentiellement pour but de conquérir mais de reconnaître Dieu là où, jusqu’ici, il n’était pas perçu. Le départ au désert ou à l’étranger (…) amorce un voyage dans les pays, les langages ou les cultures où Dieu parle une langue pas encore décodée et non enregistrée.» sous-entendu : par nous, catholiques ! (7)
Tout le livre témoigne de cette conviction : en Christ seront un jour récapitulées, dans le maintien de leur identité propre, toutes les quêtes spirituelles des hommes et des femmes qui, au travers de différentes traditions religieuses et civilisations, peuplent notre terre, et en qui l’Esprit a déposé, de toute éternité, des germes de sainteté. Prêtre catholique sur les bords du Gange, Yann Vagneux n’est pas là au service d’une paroisse qui n’existe pas. Il perçoit sa vocation de «pasteur des non-chrétiens» comme un appel à les ouvrir à la nouveauté de l’Evangile. Il écrit : « Je ne puis que rester ouvert à la possibilité de leur conversion au christianisme, car que puis-je désirer de meilleur, pour chacun, que l’amitié avec Jésus ? »
Ce qui exige de les comprendre si intimement, dans leur identité religieuse propre et leur quête spirituelle, qu’il devienne possible de percevoir le lieu même où cette rencontre avec le Christ est possible, pour les y rejoindre. Il écrit : « Nous ne les baptiserons sans doute jamais mais nous aurons été les entremetteurs de leur rencontre avec le Christ. » Une rencontre qui n’est pas seulement de l’ordre de l’espérance, du pari sur l’avenir, mais dont il constate la réalité dans le présent puisqu’il se dit : « témoin que des hindous s’ouvrent à Jésus et s’en trouvent transformés tout en restant hindous. » Comme ailleurs, sans doute, au contact d’autres présences chrétiennes (comment ne pas penser aux moines de Tibhirine), des musulmans vivent une expérience semblable de rencontre tout en restant musulmans. Et de nous inviter à « comprendre combien il est urgent, aujourd’hui, de rendre l’Islam « admirable aux yeux d’un monde qui le tient pour méprisable. »
Que l’Eglise reçoive un jour toute la richesse de la quête hindoue
Tout cela lui permet de conclure, concernant ce mode de présence missionnaire qui peut éventuellement nous dérouter par rapport aux schémas que nous en avions : « Ce lieu qui, pour certains, pourrait ressembler à un exil ecclésial est, à mon sens, aux avant-postes de la mission ». Et aux avant-postes pas uniquement en Inde, ou dans les pays musulmans ou encore sur le front de l’incroyance mais, comme par un effet boomerang, ici même, chez nous, dans notre propre Eglise. Il écrit : « Je suis présent, sur les bords du Gange, dans l’espérance que l’hindouisme s’ouvre à la lumière du Christ et aussi dans l’espérance que l‘Eglise reçoive un jour toute la richesse de la quête hindoue. » Car, poursuit-il : « le christianisme a besoin de la provocation spirituelle de l’hindouisme et du bouddhisme pour être extrait de sa propre torpeur mystique. »
Voilà une invitation non déguisée à faire preuve de quelque humilité devant la richesse spirituelle de ce sous-continent qui nous reste en grande partie étranger. Nous ne percevons pas, souligne-t-il, que depuis des millénaires, malgré les accès de fièvre et les violences, il a su constamment donner sens, religieusement, à la réalité d’une “humanité plurielle“ (Pierre Claverie).
Permettez-moi de citer ici, plus longuement, Yann Vagneux : « Si l’Inde pluri-religieuse est une grâce pour le monde, elle l’est autant pour l’Eglise, car son altérité spirituelle, toute remplie de grandeurs, lui révèle (à l’Eglise) qu’elle n’est qu’au commencement de son catholicisme et, sans doute, l’Inde sauvera le christianisme de toutes les nécroses spirituelles des contrées trop matérialistes de l’Occident où le soleil du divin vient de se coucher. »
Il n’est pas de période plus féconde que celle des métissages
Et il poursuit : « Le pluralisme est sans doute le plus beau défi proposé au monde moderne et l’Eglise devrait être la première à y répondre dans un véritable catholicisme exempt de toute crainte de syncrétisme qui pourrait altérer la pureté de sa foi en Jésus-Christ. (…) L’étude des civilisations m’a appris qu’il n’est pas d’époques plus fécondes que celles du métissage et de la “rencontre des océans“ (…) La réalité humaine pluri-religieuse de Bénarès est une prophétie du monde à venir et de l’image du meilleur de ce que l’Inde peut apporter à l’humanité. »
Vous l’aurez compris, ce témoignage venu des bords du Gange nous dit aussi quelque chose d’essentiel sur notre manière d’être chrétiennement présents dans l’univers, également pluraliste mais largement sécularisé, de la société Occidentale « où l’homme est condamné à la survie spirituelle ».
Nous laisser bousculer par les questions surgies de l’incroyance.
Ici chez nous, comme en Inde pour Yann Vagneux, celles et ceux que nous côtoyons sont en droit d’attendre de nous que, sans chercher à les convertir, nous soyons pleinement des « hommes et des femmes de Dieu ». Il est urgent que nous acceptions de nous laisser bousculer par leurs questionnements, surgis du cœur même de l’incroyance ; par leur cheminement spirituel, même s’il s’agit parfois d’une « spiritualité sans Dieu », avant que de prétendre les convaincre de la pertinence de nos réponses doctrinales ou dogmatiques. Il est urgent que nous sachions, nous aussi, « identifier le lieu même où leur rencontre avec le Christ est possible. »
Peut-être est-ce là la condition d’un sursaut chrétien dont l’absence nous désespère parfois. Yann Vagneux écrit encore : « La sainteté chrétienne est loin d’être épuisée. Des formes nouvelles apparaîtront lorsque les chrétiens déserteront les bastions qui les séparent de leurs frères non-chrétiens et partiront à la rencontre de l’Inde et de toute l’humanité. »
Que l’Eglise puisse sauver le meilleur de l’Inde
Plus encore nous dit-il, reprenant à son compte ce propos de Lucien Legrand, des Missions Etrangères « Il faudra bien que l’Eglise puisse sauver le meilleur de l’Inde comme elle l’a fait jadis avec la Grèce au temps des Pères » Et sauver ce « meilleur de l’Inde » signifie pour aujourd’hui et pour demain : assumer l’héritage de sa tradition pluraliste contre toutes les tentations et régressions fondamentalistes. Sauf à la condamner à ne plus rien avoir à offrir au monde et à obscurcir un peu plus encore notre nuit. Comment ne pas entendre ici, en écho, le pape François nous dire, dans son encyclique Laudato si’ : « L’écologie suppose aussi la préservation des richesses culturelles de l’humanité. » parmi lesquelles il situe aussi les religions, dans leur diversité.
On ne sort pas sans un certain vertige de l’immersion dans le livre de Yann Vagneux. Tant il bouscule nos façons de voir et de penser. L’auteur écrit au terme de son témoignage : « En devenant compagnon de route de tant de chercheurs de Dieu, mon sacerdoce aura connu une dilatation que je n’aurais jamais pu soupçonner avant. (…) Je rends grâce pour tous les amis indiens qui ont décentré mon regard et qui l’entrainent à être plus catholique. Je crois que c’est cela, aussi, appréhender la réalité du monde, non à partir d’un centre autoréférencé, mais comme insiste le pape François, à partir de toutes les périphéries. »
Oui, des bords du Gange nous vient, avec ce livre, une pensée de braise qui ne parle pas que d’un ailleurs exotique mais nous oblige à totalement reconsidérer notre manière d’être chrétiennement au monde et à l’universel, ici, chez nous !
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Yann Vagneux, Prêtre à Bénarès, Lessius, 250 p.
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J’ai connu Yann Vagneux par une relation commune, le père Robert Scholtus, qui signe la postface du livre. Il m’avait signalé la parution d’un recueil de lettres adressées à ses proches, entre 2000 et 2002, depuis les barrios d’Argentine, recueil auquel j’avais consacré un billet de ce blogue enthousiaste. L’auteur habitant alors Bénarès, notre rencontre s’est faite d’abord et longtemps via internet et les réseaux sociaux. Avant de nous voir réellement à Paris.
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Pape François, rencontres avec Dominique Wolton, Politique et société, L’observatoire 2017, p. 52
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Ces trois communautés sont les Petites sœurs de Jésus, les Missionnaires de la charité de mère Térésa et les religieuses de Marie reine des apôtres. Au total une quinzaine de religieuses.
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Hindouisme, islam, bouddhisme, christianisme, jaïnisme, sikhisme, zoroastrisme et judaïsme.
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Adrien Candiard, Pierre et Mohamed, Ed. Tallandier-Cerf 2018.
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Michel de Certeau, L’étranger, dans Grandes voix jésuites du XXe siècle, Bayard 2002, p.319
Merci René d’oser nous partager l’émotion spirituelle que te procure ce livre que tu nous donnes envie de lire. Ton partage est témoignage.
Oui la question est aujourd’hui de joindre les proches comme les culturellement lointains , dans leurs rendez-vous d’humanité. Si je sais, à travers l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture et le CCFD-terre solidaire , que ces rendez-vous sont faits d’engagements pour plus de justice et d’actions pour incarner la dignité de chacun et chacune,… je crois plus que jamais que le dialogue écoutant, ainsi que la prière, la contemplation , sont tout autant attendus par nos concitoyens , non comme des moments de démission mais comme des aventures d’abandon et de confiance. Merci à Yann .
Grand merci pour ce regard ouvert, à partir de l’expérience d’un homme, sur la lignée intellectuelle de ces âmes religieuses, de quelque religion que leur formation provienne, et qui parviennent à se trouver, en quelque lieux que leur destinée les porte et par-dessus ces religions et cultures, pour porter une idée de Dieu qui transcende les religions.
J’ajoute quelques noms -Pierre Claverie, le couple Jean et Jeanne Scelles, Hubert Lyautey- et pense aussi au jeune prêtre qui fut aumônier scout à la fin des années 50 en région parisienne et partit accomplir la mission reçue de sa foi … en Colombie si ma mémoire ne me trompe pas (abbé de la Guiche).